Nous y sommes. L’heure de la dernière partie de notre voyage dans la passion economy. La semaine dernière nous nous sommes quittés sur le sujet de la redistribution des transactions dans le monde de l’art, un marché où la spéculation peut facilement être liée à du blanchiment, mais la blockchain peut être un moyen de rendre ces transactions plus vertueuses.
Si vous n’avez pas lu la première partie est juste ici, et pour la deuxième partie, c’est juste là.
Géostratégie de la pop culture : où est l’Europe ?
Pour continuer sur ce sujet du blanchiment, les acteurs du marché de l’art soulignent les inégalités entre l’Europe, le Royaume-Uni, les Etats-Unis et l’Asie : les dispositifs en place en Europe obligent à contrôler l’identité et la provenance de toute transaction au delà de 10 000 euros (le seuil est même de 1 000 euros pour un paiement en liquide en France), c’est 100 000 dollars aux Etats-Unis. Dans un marché qui, pour de bonnes (les cambriolages, les braquages, etc) et de mauvaises (le blanchiment donc) raisons, raffole de l’anonymat. Ces seuils sont une explication parmi d’autres mais force est de constater que dans les records en cours, le plus souvent, les créateurs sont américains et les acheteurs aux Etats-Unis ou en Asie.
J’entre dans le sujet par la petite porte, celle de la régulation (c’est connu, aux Etats-Unis, on crée, en Asie, on copie, on crée aussi, en Europe, on régule surtout), mais la vérité, c’est que le sujet de la Passion Economy est un sujet de société brûlant et un enjeu de souveraineté majeur.
D’ailleurs, où est l’Europe ? Coquin de sort qui priverait le Vieux Continent de son principal et historique avantage, l’art et la culture. L’Europe sans le Royaume-Uni, en plus, devenue paradis fiscal (sur le modèle de l’Irlande, un paradis pour les Gafa mais pour à peu près la même raison pour les auteurs qui y sont les moins taxés au monde… souvenez-vous du séjour en Eire de Michel Houellebecq ou de Michel Déon).
Si la création est désormais autant dépendante des technologies de diffusion, de promotion mais aussi de production, pas étonnant de retrouver une forme d’hégémonisme américain. D’autant que depuis la seconde moitié du 20ème siècle, la capitale mondiale du marché de l’art est à New York et celle de l’audiovisuel est à Los Angeles… mais le mouvement vers l’ouest, avec la Californie et la Silicon Valley a continué au point de traverser l’Océan Pacifique. C’est désormais en Asie que la scène créative semble la plus riche. En Chine bien sûr où artistes et collectionneurs sont désormais très nombreux, au Japon, qui a fait basculer le marché de l’art vers l’Asie dans les années 1980 et qui, avec les mangas, les jeux vidéos (Nintendo, Sega, …) et sa nourriture, a été une des principales sources de pop culture des 50 dernières années. Puis, plus récemment, la Corée du Sud. Vous n’avez pas pu passer à côté du phénomène Squid Game ces derniers mois et comment oublier le succès de Parasite de Bong Jooh-ho, film parfait s’il en est, premier non anglophone a gagné l’Oscar du meilleur film, 4 Oscars au total, pour égaler le record de… Walt Disney. Comme un passage de relais.
Cherchez la Creative Class
Restons un instant à l’échelle des pays ou des villes qui font la Passion Economy. L’alpha et l’oméga de la Creative Economy, c’est sa Creative Class. Un concept inventé au début des années 2000 par le chercheur nord-américain Richard Florida. Pour faire simple, la croissance de l’économie dans son ensemble, est tirée par celle de clusters créatifs. S’y retrouvent les artistes et les “travailleurs de la connaissance” comme les designers et les codeurs. Ils ont des aspirations proches, mieux, ils s’attirent et se retrouvent dans les mêmes espaces, cafés, salles de concert… coworking spaces. Ces lieux de créations artistiques et économiques, de la Florence de la Renaissance à la Silicon Valley de la 3ème Révolution industrielle, présentent des caractéristiques similaires et on pourrait même présumer de l’attractivité d’une ville pour les professionnels de la création en comptant ses groupes de rock et s’assurant de la présence d’un quartier gay.
Mais où est la Creative Middle Class ?
Malheureusement, la nouveauté et la spécificité de cette Creative Class ne permettent pas de dépasser la pesanteur de l’économie. Ces dernières décennies sont celles de l’amplification des inégalités au sein de la Société et, en corollaire, de la réduction de sa Middle Class… Pour la Passion Economy, la situation est pire encore, la Passion Middle Class n’a en fait jamais existé. Une fuite de données Twitch rendue publique a révélé les salaires de ses streamers. Il en existe de très riches, c’est un fait, des très pauvres, en tout cas des amateurs qui ne vivent pas de leur art, mais il n'existe pas de véritable classe moyenne de la création. Son développement est sans aucun doute un des enjeux majeurs pour les collectivités locales, nationales et supranationales et les communautés créatives si on souscrit - comme moi - à la thèse de Florida sur l’effet déclencheur et vertueux pour toute l’économie de la Passion Economy. Ce défaut est même identifié par la Harvard Business Review plutôt loin de ses bases… Il serait temps que le sujet mobilise pouvoirs publics, partenaires sociaux, plateformes et pourquoi pas les start-up.
Les droits d’auteur, jus post bellum
Un sujet qui mobilise les acteurs de l’audiovisuel, c’est le financement de la production audiovisuelle et musicale et par conséquent, en particulier dans le cinéma en France, la fameuse chronologie des médias. Canal+ vient de renouveler ses vœux avec le cinéma hexagonal en s’engageant pour 600 millions d’euros sur 3 ans, obtenant ainsi le droit de diffuser en exclusivité les films coproduits, 6 mois après leur sortie en salle pour une période minimale de 9 mois. Les plateformes n’auraient donc pas accès à ces films avant 15 mois après leur sortie et laissez-moi vous dire que lesdites plateformes sont mécontentes… et elles ne sont pas les seules. Les bonnes vieilles chaînes “en clair”, déjà affaiblies par la concurrence effrénée des plateformes, n’ont aucune envie d’arriver en dernier. Équilibres commerciaux, droit de la concurrence, impossible de savoir où va finir ce grand chambardement, a fortiori si on imagine que ce champ de bataille est de fait planétaire et que Netflix, Amazon, Apple ou Disney ont annoncé chacune investir des dizaines de milliards de dollars dans la production de contenus.
Si on regarde le verre à moitié plein, le marché grandit. C’est même le cas de la musique, grâce au streaming. Verre à moitié vide, la part des revenus qui revient aux artistes a diminué significativement (dans la musique, elle est désormais de 25% pour les droits phonographiques là où pour les concerts, elle demeure entre 60 et 70%). Nous l’avons vu aussi, les inégalités sont exacerbées et en termes de droits, la logique des plateformes s’impose là où celle de la long tail rappelée lors du premier épisode de cette série Passion Economy devait justement nous préserver du “winner takes all”. La bataille des droits est loin d’être finie et ce n’est pas Scarlett Johansson qui va me contredire. Ou même Bruce Springsteen qui, après Bob Dylan, a vendu l’intégralité de ses droits à une major pour 500 millions de dollars la semaine dernière.
Artistes, entrepreneurs et technophiles
Pour avoir la chance de côtoyer des artistes, je suis convaincu de longue date que ceux qui vivent de leur art n’ont rien à envier aux entrepreneurs. Léonard de Vinci dirigeait un atelier, Jeff Koons est à la tête d’une multinationale et emploie des dizaines d’employés, Andy Warhol a révolutionné le modèle économique du portrait avec ses polychromes, Christo - un de mes exemples préférés - a fait encore plus fort en faisant une fortune sans vendre aucune de ses oeuvres monumentales et éphémères et en refusant obstinément toute subvention. Rien de surprenant donc à ce que la nouvelle génération d’artistes, en plus de la maîtrise des pratiques classiques et de l’exercice de l’avant-garde, doive s’emparer des technologies de son époque. On peut sourire de la frénésie NFT ou des concerts sur Fortnite ou Roblox, entre nous, je doute que ce soit une bonne idée de ne pas prendre au sérieux les pratiques culturelles des adolescents, ma grand-mère qui n’aura jamais vu le documentaire Get Back sur Disney+ n’a jamais compris qu’on adore les Beatles, pensez-y. Mais surtout, c’est là que ça va se passer. Le Web3 est une opportunité extraordinaire de redistribuer les cartes de la diffusion et des droits, de façon plus décentralisée, avec un meilleur partage de la valeur et le métavers n’a de sens que si des créateurs s’en emparent.
Du droit d’auteur à son remplacement par la machine ?
L’utopie technophile - dont vous aurez compris qu’elle est à la source de mon optimisme et de ma vocation - peut venir à la rescousse des créateurs et, si elle est soutenue par de bonnes politiques publiques et coordonnées sur le plan international, faire enfin émerger une Creative Middle Class. Il existe bien sûr un autre scénario, qui ne serait pas celui de l’émancipation des créateurs mais celui, inquiétant mais pas moins fascinant, de leur remplacement par la machine. L’automatisation de la création en somme. On sait depuis longtemps que Netflix adapte ses contenus à son audience, par l’A/B testing et exploitation de sa donnée. On a aussi observé des premières initiatives, plus ou moins réussies ou grotesques, de scénarios générés par une intelligence artificielle, de tableaux, de chansons ou même de symphonies “à la manière de …”. Vous me voyez venir, la situation ressemble beaucoup à celle - pour le coup encore plus complexe car bien plus dangereuse - des véhicules autonomes. Ce serait la création autonome. Qui serait crédité des droits d’une histoire qui s’adapterait en fonction de vos préférences, de votre humeur et qui intègre tous les retours des précédents spectateurs ? A quoi ressemblerait un monde dans lequel nous ne verrions plus jamais les mêmes films, écouterions la même musique ? Cela me rappelle un article du New York Times d’il y a quelques années qui s’émouvait à raison de la fin du partage des repas. A force de demander aux gens leurs préférences et leurs allergies, on finirait par sacrifier la commensalité… et si on ne partage plus le pain… plus de copain ! Bref, espérons que la transformation numérique de la culture ne soit pas la disparition de l’artiste et la perte de la vocation d’universalité de son œuvre.
Les prochaines années vont être passionnantes…
Si je ne vous ai pas perdus et que vous m’avez lu jusqu’ici, merci. Plusieurs raisons m’ont poussé à prendre ce temps, le vôtre et le mien.
D’abord, on ne parle que de plans de relance depuis mars 2020 et ils sont nécessaires. Ma conviction est que le premier des plans de relance passe, en priorité, stratégique et chronologique, par les industries créatives. Deux informations pour vous en convaincre : en Corée du Sud, le plan d’innovation annoncé par Samsung seule équivaut à l’intégralité du plan de relance le mieux fourni en Europe, celui de l'Italie, pour environ 200 milliards d’euros. La Corée du Sud est le seul pays à compter un excédent commercial avec la Chine. La Corée du Sud, le pays de BTS, Squid Game, de Boong Joo-ho… au même moment, mesure phare du programme du candidat Emmanuel Macron pour la culture en 2017, importée d’Italie d’ailleurs, on révèle les 12 meilleures ventes de livres que les jeunes Français en atteignant leurs 18 ans ont pu s’offrir grâce aux 300 euros de ce pass… les 12 (oui, les 12 !) sont des mangas. Vous voyez venir le déficit commercial que nous finançons par défaut d’alternative créative ? Je vous laisse imaginer la suite, et je n’ai rien contre les mangas, bien au contraire.
Ensuite, j’ai une annonce solennelle à vous faire. Emotion. Le 19 janvier paraîtra mon premier livre, édité chez JCLattès, le fruit d’une aventure, individuelle et collective de 18 mois. Tout a commencé sur les réseaux sociaux, ici. Ensuite du Corriere della Serra à Fox News, du plateau d’Hanouna au perchoir de la Douma à Moscou, l’idée a fait le tour du monde. Des petits aussi, jusqu’à cette pétition potache qui propose de vendre le tableau le plus connu au monde au fondateur d’Amazon Jeff Bezos pour qu’il le mange, tout un symbole. Le titre : Et si on vendait la Joconde ? Un plaidoyer pour une relance par l’économie de la création. J’y aborde tous les thèmes évoqués ici et, en 235 pages, j’ai la possibilité de les approfondir et d’en considérer quelques autres. J’ai hâte de pouvoir en débattre avec vous et si le sujet vous intéresse et que vous avez encore envie de me lire, n’hésitez surtout pas à le précommander.
Enfin, chez Fabernovel, après 18 ans à promouvoir l’innovation indépendamment des secteurs industriels - à quelles industries appartiennent Amazon ou Facebook ? - nous avons décidé de nous projeter dans un nouveau cycle de croissance avec nos clients et de nous organiser selon sept domaines issus de nos études Gafanomics. Chacun possédera un chef de file… et devinez ! J’ai la chance d’hériter des industries culturelles et créatives et de l’éducation.
J’aurai donc d’autres occasions de vous convaincre qu’il n’existe pas de meilleur sujet pour lier technologie, société et compétitivité et que si nous en faisons une priorité, nous y trouverons de nombreuses solutions aux défis du “monde d’après”.
Un mot pour la fin : Pareto optimal
Il y a pile un an, je m’étais offert pour noël deux formations sur Coursera en théorie des jeux. Cette théorie des jeux devrait être enseignée tôt et souvent.
En particulier, j’ai retenu le concept d’optimum de Pareto. Dans un système donné, une allocation de ressources sans alternative. En termes plus profanes, c’est une façon de dire que c’est une distribution dans laquelle chacune des parties prenantes reçoit le maximum de ce qu’elle peut recevoir sans qu’une autre partie reçoive moins que ce qu’elle pouvait espérer.
Vous me voyez venir ? Pour cette nouvelle année 2022, alors que je ne suis pas en mesure de vous promettre le bout du tunnel Covid, la paix dans le monde, l’avènement de la Creative Middle Class ou simplement des NFT dans vos petits souliers sur le métavers, je vous souhaite des voeux pareto optimaux et optimistes : que chacun trouve son optimum sans réduire celui des autres.
En 2022, et si on vendait la Joconde pour un grand plan d’investissement dans la Passion Economy en Europe ?
Mais, d’abord, pour commencer, tout simplement, et si 2022 était une bonne année ?
Joyeuses fêtes !