Passion Economy encore. Cette semaine, après la perspective historique, quelques cas qui me semblent les plus représentatifs de cette industrie et de son économie, pour vous convaincre - si besoin était - de son impact déterminant, jusqu’aux politiques publiques et aux enjeux géopolitiques, mais ce sera pour le dernier volet la semaine prochaine.
Si vous n’avez pas encore fait tous vos cadeaux de noël, pensez au NFT, le mot de l’année 2021 selon le dictionnaire Collins, et si vous n'avez pas lu la première partie, il est encore temps ici.
La Passion Economy avance, pas toujours aussi vite que prévu, mais quand ça bouge, ça bouge… et parfois ça revient
J’ai grandi entre deux thèses opposées : le premier clip diffusé sur MTV “Video Killed the Radio Star” et le théorème “aucun média n’a jamais remplacé les précédents”. Mais la vérité est bien sûr moins tranchée, et comme on l’a dit plus tard de certaines relations sur Facebook, “it’s complicated”. Benedict Evans soulignait récemment deux constats au sujet de la télévision qui révèlent plus généralement les enjeux et les paradoxes du secteur de l’audiovisuel et des médias. D’abord, la chute des usages, prévisible, est plutôt lente mais quand elle se manifeste, elle est soudaine et irrémédiable : la télévision sur abonnement (pay TV) est passé aux Etats-Unis d’un taux de pénétration de 84 à 74% de entre 2007 et 2017, puis elle a chuté à 55% en seulement 4 ans ensuite. Que TF1 et M6 doivent fusionner en France pour résister, que les grandes entreprises du secteur des médias et des industries créatives ne soient plus aussi puissantes qu’elles ne l’ont été, certes… (j’aime me souvenir que la banque Rothschild, après sa nationalisation en 1981, s’est relancée grâce au dossier de cession de… L’Express, une énorme opération de l’époque) mais personne n’a vraiment réussi à faire mieux qu’elles. D’ailleurs cela nous mène au deuxième constat, quand en 2021, Amazon achète les droits du foot en France et Apple produit des séries diffusées au rythme d’un épisode par semaine, le vendredi soir… Somme toute, les plateformes n’ont pas transformé la télé, ils en font presque comme avant, seulement avec beaucoup plus de moyens (et de données) et sur des écrans plus nombreux et interchangeables. Ce que ces nouveaux géants de l’économie de l’attention ont réussi à faire c’est uniquement de détourner notre attention des écrans des précédents plus que de leurs contenus. Quand un adolescent sur son smartphone passe 85 minutes par jour sur Youtube et 80 minutes sur TikTok… combien de temps lui reste-t-il pour la télé du salon ? Et quand il est si confortable de regarder Netflix chez soi, pourquoi aller au cinéma ?
Mais il existe des contre-exemples spectaculaires. Le vinyle par exemple. Disparus, les disques en vinyle, dont on vendait 530 millions d’unités dans les années 70 soit 66% du marché des droits phonographiques, avaient fondu à seulement 10 millions et 0,1% de ce marché 20 ans plus tard. En 2021, la vente de disques a augmenté de 86% et 31% des Américains se disent prêts à acheter un vinyle. Une bonne nouvelle pour les artistes, puisqu’il faut 45 000 streams sur Spotify pour gagner le même revenu qu’avec… 100 vinyles !
Création post-plateforme pré-métavers
Quittons les outils, les plateformes et les diffuseurs pour aller voir les créateurs, les chercheurs et les artistes qui, eux, adoptent et détournent les technologies et les plateformes. Pour exemple et inspiration, je vais prendre deux projets en cours et voir comment un des arts a priori les plus préservés des technologies et les moins évidents à numériser, le théâtre, et un espace qui au contraire semble définitivement ruiné par Internet, la bibliothèque, peuvent se projeter dans l’avenir et de nouveaux usages.
La crise a amené des expérimentations du Schauspiel Köln, le théâtre de Cologne, qui vont bien au delà des captations vidéos : tournage à 6 caméras sous le nom de cinematic adaptation et split-screen stream pour la diffusion en écran fractionné, retransmission des répétitions sur Twitch, Tumblr et stories Instagram quotidiennes animés par la troupe, formats audio natifs, télétravail des acteurs avec la participation à des répétitions depuis Skype… le Schauspiel Köln pousse le curseur jusqu’à appeler sa plateforme de diffusion et son dispositif… Dramazon Prime.
La bibliothèque est en feu de la Tour Luma à Arles est une visite - sur réservation - que je recommande vivement. La fondation accueille un projet de recherche débuté il y a une dizaine d’années à Londres et réunit autour du mystérieux Charles Arsène-Henry, architectes, artistes, chercheurs et étudiants pour concevoir un espace qui préfigure ce que peut rester ou doit devenir une bibliothèque, espace de conservation et de classement, de lecture, de découverte, de jeu, d’invention… j’ai découvert à cette occasion le roman Marelle de Julio Cortazar et le concept de métafiction. J’ai aussi rêvé - encore plus que d’un extérieur après le confinement - de cette magnifique bibliothèque qui réunit des livres, des vinyls, une PS5, des canapés et une table basse couverte de symboles narratifs, le tout noir, mat, comme la chambre de Gainsbourg rue de Verneuil.
Influenceurs, algorithmes de recommandation et conscience globale
J’écris ce billet depuis des semaines désormais, et hier les réseaux sociaux ont crépité des hommages rendus à Virgil Abloh, fondateur d’Off-White, première marque de mode post-digitale, directeur artistique de Louis Vuitton pour l’homme, après avoir été celui du rappeur Kanye West. Virgil Abloh était l’archétype du créateur-star des dix dernières années, jonglant avec les collaborations, devenu une marque lui-même, créant une tendance ou la révélant au grand public en un post sur Instagram. Il est la figure emblématique de l’influenceur-créateur et c’est fascinant de voir que ces individus sont des agents essentiels de la nouvelle économie, celle des plateformes et de la création. Ils sont le contrepoint ou l’étincelle des algorithmes de recommandation, un pont évident entre le monde physique et le numérique. Les algorithmes de recommandation, ceux d’Amazon, de Netflix, d’Instagram, de Kickstarter, de Youtube… ont un pouvoir inouï dans la Passion Economy et les influenceurs sont un peu les reines des abeilles de ces ruches.
Un algorithme, ça renforce. Un influenceur, ça découvre. Ce sont les deux nouveaux moteurs de la diffusion des industries culturelles et créatives.
Et pour répondre à ceux qui considèrent que les intellectuels et les artistes manquent aux grands combats de la société - ne serait-ce que parce qu’une idée ne peut se résumer en 140 caractères ou à d’autres qui répètent que les algorithmes abrutissent -, soulignons que la conscience et les combats d’une génération et de ses artistes passent bien par les réseaux sociaux, à tel point qu’on les désigne par un hashtag : #metoo contre le harcèlement des femmes ou #blacklivesmatter contre le racisme et la discrimination, avec un peu plus d’effets que les méthodes précédentes.
Crypto et métavers, les nouvelles frontières
On attend fébrilement l’avènement du métavers, dont la massification voire l’interopérabilité (aller d’une réunion sur Teams a une partie sur Roblox ou Fortnite) vont apporter leur lot de surprises, d’innovations et un marché a priori colossal. Toutefois, ses principes sont connus et déjà exploités. A date, la technologie qui apporte le bouleversement le plus important dans la Passion Economy est sans aucun doute le NFT, le fameux jeton non fongible, qui rend un fichier numérique unique et donc collectionnable.
C’est LA tendance de cette fin 2021, tout le monde en parle et le mouvement, s’il est parfois irrationnel, apporte indubitablement des pistes d’innovation pertinentes pour tous les acteurs des industries créatives, comme par exemple cette récente campagne de prévente de tickets pour le prochain Spider-Man associé à un NFT d’une image du film.
Les artistes en rêvaient, la blockchain l’a fait : monétisation de créations invendables jusqu’ici, modèle économique pro-créateur et vertueux (le créateur touchera à chaque cession ultérieure du token grâce aux contrats intelligents), afflux de montants d’argent très importants (quand vous avez acheté vos Ether à 10 euros l’unité, vous pouvez participer sereinement voire avec enthousiasme à la création d’un marché d’images de singes ou de chatons en jpeg pour quelques dizaines voire centaines d’Ethers, qui valent désormais plus de 3.500 euros pièce).
Deux scénarios sont à l'œuvre. D’un côté les acteurs en place qui ne laisseront pas leur part au crypto-chat. C’est Christie's qui a mis en vente une œuvre de Beeple, 5 000 days, un NFT parti pour… 70 millions de dollars. C’est Sotheby’s qui a accepté la première les cryptomonnaies comme moyen de paiement pour des ventes aux enchères d’objets physiques et structure le marché avec son site nommé… Metaverse. Mais au même moment, les Bored Apes inventent, le principe, pas loin des Crados de mon enfance, d’une déclinaison de 10 000 photos de profil qui sont bien plus qu’une façon de montrer sur les réseaux sociaux qu’on a les moyens d’acheter un jpeg plusieurs millions de dollars (oui, plus de 3 millions de dollars parfois) mais l’accès à un club, qui a ses fêtes, ses produits dérivés et accès aux futures images ou leurs dérivés (les Mutant Apes, plus nombreux et pas moins collectionnés). On ne mesure pas encore ce que la blockchain et plus précisément ses contrats intelligents vont changer pour les artistes et plus globalement le marché de l’art et les industries créatives : les artistes sont désormais intéressés à toutes les transactions futures qui concerneront leurs œuvres, cela rend la spéculation moins immorale et, qui sait, peut même la rendre vertueuse puisque tous les modèles de partage et de redistribution sont à inventer. Il faudra aller vite sur ce front d’ailleurs, car la spéculation est souvent l’écran qui cache le blanchiment, on l’a vu avec les cryptomonnaies et c’est un carburant évident du décollage vertical des NFT.
Je vais m'arrêter là pour aujourd’hui, il faut en garder un peu pour la dernière partie qui vous attend vendredi prochain.
Un mot pour la fin : Géopathie
C’est la philiosophe Vinciane Despret qui me l’a fait découvrir en citant les travaux de Bruno Latour et ses ateliers « Où atterrir ? » . Vinciane Despret s’intéresse depuis le début de sa carrière à notre alliance avec le vivant. Elle s’attache par exemple à démontrer pourquoi la disparition des libellules est une catastrophe et les risques qu’elle représente pour l’humanité. La géopathie, c’est répondre à la question de savoir « quelles sont les affects nouveaux que nous ne connaissons pas, que nous avons intérêt à repérer, à collecter et à cultiver pour comprendre et anticiper ce qui est en train de nous arriver », ce sont nos affects avec la terre, avec le terrestre. La disparition des libellules, c’est d’abord celle des zones humides.
Et puis un ou deux liens quand même
Depuis le temps qu’on se dit que les GAFA ont le pouvoir des états et se comportent désormais comme l’égal des états, leur supérieur même tant sont nombreux les pays dont le PIB est inférieur à leur chiffre d’affaires ou leur capitalisation. Alors, quelles sont leurs relations avec les véritables super-puissances ? Comment l’entreprise la plus riche au monde s’entend-elle avec le pays qui est son premier débouché en termes de marché, celui où est fabriquée la très grande majorité de ses produits ? Un pays en conflit ouvert avec celui de son siège social ? Prenez le temps de lire l’histoire fascinante des affaires d’Apple en Chine, une histoire à 275 milliards de dollars.
Ça y est les Bored Apes font des “trucs”. Là, c’est un clip que le #9797 a publié. Cela apporte de l’eau à mon moulin : la création artistique est ici bien moins intéressante que le mouvement et toutes les expériences imaginées avec et autour de ces 10 000 images de singes ou de punks, in fine le Jpeg est le doigt et le NFT la lune.