K : La routourne a tourné comme dirait Ribéry : après avoir été la coqueluche des capital risqueurs et des utilisateurs, Deliveroo semble enfin payer le traitement qu’elle réserve à ses livreurs. Son introduction à la bourse de Londres était censée être la plus importante depuis des décennies mais tout a tourné au vinaigre quand une enquête, reprise et amplifiée par le footballeur star Marcus Rashford, a révélé que les livreurs gagnaient moins de 2 livres de l’heure. S’en est suivi un engagement de nombreuses institutions financières à ne pas participer à l’IPO du kangourou turquoise. Deliveroo a tenté de limiter la casse en diminuant d’1 milliard de livres sa cible de valorisation. Mais l’action perdait quand même 30% le jour de son introduction, il y a moins de deux semaines. Une question qu’a dû scruter de près Amazon, en tant qu’actionnaire de Deliveroo, mais aussi parce que de son côté, le géant du e-commerce doit se justifier sur les conditions de traitement de ses propres employés : des enquêtes révèlent qu’ils en sont à uriner dans des bouteilles et déféquer dans des sacs plastiques pour maintenir le niveau de productivité demandé. Doordash elle, une autre app de livraison, tente de séduire ses coursiers et d’augmenter leur productivité en échappant toujours au droit du travail. Ils viennent de lancer une loterie interne. Le principe est simple : 25 courses donnent droit à un ticket d’entrée. 10 tickets seront tirés gagnant avec à la clé 50000 dollars. Un syndicat de coursiers New Yorkais a brillamment qualifié ça de “Hunger Games as a business model”. J’y vois moi une LasVegas-isation de notre économie. Je t’en dis plus dans mon “Pause”.
S : Le match me semble pourtant plié… Filons la métaphore du jeu, Deliveroo qui perd, ce n’est certainement pas le commerce physique qui gagne. Après un an de crise sanitaire, on commence à prendre la mesure des pertes : on estime qu’au Royaume-Uni, depuis 12 mois, ce ne sont pas moins de 11.000 commerces qui ont fermé. Du jamais vu.
Il vaut sans doute mieux être Las Vegas qu’Oxford Street, Rodeo Drive ou Russel Street ces temps-ci… Une infographie frappante (tour-de-force dit Quartz) sur les magasins des rues les plus commerçantes de Londres, Los Angeles et Hong Kong depuis le début de la pandémie. On s’en doute, on le devine, mais quand prendrons-nous la pleine mesure de ce que la crise a provoqué dans le commerce physique ?
K : Notre ère est bien celle du silicium. Dans cette période de Covid, avec ses prévisions de baisse de production de voitures, sa ruée vers le matériel informatique de consommateurs en quête d’une vie totalement numérisée, ses problèmes climatiques et ses tensions géopolitiques, nous voilà face à une pénurie inédite de semi-conducteurs. Des puces devenues indispensables au fonctionnement de nos objets modernes et dont le manque entrave gravement la production et le commerce international. Le Taiwanais TSMC prévoit d’investir 100 milliards de dollars dans la mise en route de nouvelles usines de production, pendant que Joe Biden cherche à débloquer 37 milliards de dollars pour accélérer la production de ces semi-conducteurs sur le territoire américain, en allant jusqu’à qualifier ces puces d’infrastructures. Des stratégies ambitieuses et des chiffres astronomiques des deux côtés de la planète, tandis qu’au milieu, les Européens se demandent encore comment ils ont laissé filer ARM chez Nvidia. De quoi redéfinir la notion de “commerces essentiels” et réaliser que le numérique c’est, avant toute chose, du sable.
S : Ahh, ARM, j’en parlais aux Echos en novembre dernier. Mais restons sur Taiwan un instant. Ces derniers mois, on sent tous que le barycentre du monde a filé vers l’Est. Toi et moi, malgré 15 ans d’écart, nous avons grandi dans un monde dont la poudrière était le Moyen-Orient. On dirait que Taiwan, pourtant si tranquille, et même l’endroit le plus épargné par la crise sanitaire sur le globe, s’apprête à devenir l'œil de nouveaux cyclones. Comment ce petit pays, le plus symbolique de l’opposition à la République Populaire de Chine a pu se rendre aussi stratégique pour le monde entier ? Pour éviter de se retrouver “gobée” comme le Tibet.
Quand tu parles de TSMC, le T est celui de Taiwan SeMiconductor Company, une entreprise créée en 1987, seulement, qui “fond” pour ses clients dans les usines les plus chères du monde la moitié de tous les microprocesseurs produits chaque année. On a pris en exemple la Californie et Silicon Valley, Israël et sa Startup nation, la Corée du Sud et ses chaebols… le miracle taïwanais doit faire modèle !
Une certitude, l’île à 180 km de la Chine sera l’épicentre du conflit sino-américain.
K : Voilà deux épisodes que l’on commence la séquence « Pause » en musique. C’est une belle habitude et j’aimerai la perpétuer. C’est donc à Elvis que je demande d’introduire cette nouvelle édition.
Bright light city gonna set my soul, gonna set my soul on fire
There's a whole lot of money that's ready to burn
So get those stakes up higher.
There's a thousand pretty women just a-waitin out there,
And they're all livin' devil-may-care.
I'm just the devil with a love to spare.
Viva Las Vegas.
Viva Las Vegas.
- Viva Las Vegas, Elvis Presley
Oui, Las Vegas. Parce qu’après la Siliconisation du monde dont parlait Eric Sadin, nous voilà dans une Vegasisation du monde. Je m’explique.
Nous connaissons depuis plus d’un an une crise économique sans précédent. Tous les indicateurs macro-économiques sont au rouge, et nous en sommes à nous réjouir d’un point de croissance en 2022 par rapport à 2019. Si on regarde de plus près ce que ça veut dire pour les « vraies gens », c’est catastrophique, en particulier pour la jeune génération. La semaine dernière on nous annonce qu’en France, 1,5 millions des 15-29 ans sont sans emploi ni formation. En Europe c’est 9,6 millions. Aux USA, ce n’est guère mieux : 20 millions de chômeurs fin 2020 contre 2 millions en début d’année, même si la reprise pointe le bout de son nez. 4 millions de commerces ont fermé outre-Atlantique l’année dernière et 1 Américain sur 8 n’a pas assez pour se nourrir. Pense aux files d’attentes de la banque alimentaire chez nous qui s’allongent comme cette crise. Catastrophique donc, et, en Europe, la reprise est loin.
Pendant ce temps, la bourse bat son plein. Le S&P500, le roi des indices américains, finit l’année à son plus haut historique. Largement tiré par Apple, Amazon et Microsoft qui représentent plus de la moitié du gain de l’indice. La misère des uns nourrit la grandeur des autres. La consolidation s’accélère. Mais là n’est pas le sujet du jour. Ce qui m’intéresse ce sont les activités vers lesquelles les gens se tournent pour trouver de quoi vivre quand les opportunités de travail traditionnel se font de plus en plus rares.
Je vois trois leviers : les aides d’Etat, la spéculation et l’entreprise de soi.
Les aides d’Etat sont au rendez-vous et tant mieux mais elles ne sont qu’une bulle d’oxygène temporaire. Après un an de trêve, la question de la dette accumulée est sur toutes les lèvres, et même si l’institut Rousseau en appelle à un effacement, c’est plutôt une nouvelle politique d’austérité qui nous guette.
La spéculation alors ! L’épisode de GameStop a été l’avatar d’une poussée croissante des petits porteurs dans les milieux boursiers, pas pour du 3% par an, mais par des jeunes à la recherche de la martingale qui les sortirait de leur gouffre financier. Et cela a donné des idées à toute une génération. Une étude de la Deutsche Bank vient de sortir et les chiffres sont criants. Sur le panel de petits porteurs interrogés, 45% ont investi pour la première fois en 2020. 61% des nouveaux investisseurs sur les marchés ont moins de 35 ans. 59% du panel était au chômage. L’histoire prend corps. Quand l’économie réelle va mal, c’est vers la florissante bourse que ma génération se tourne. 50% du panel prévoit d’investir la moitié de son « stimulus check » de 1400$ en bourse. Le plan de relance des États-Unis passera donc, in fine, par l’injection par ricochet de près de 170 milliards de dollars dans les marchés financiers. Ça c’est pour les actifs « traditionnels » mais la dynamique s’étend désormais aux cryptomonnaies et aux NFTs, devenus porteurs d’espoir de jours meilleurs pour une génération appauvrie et qui a perdu confiance en ses gouvernants. Les investisseurs d’un côté, les artistes de l’autre, réunis autour d’une même obsession « Comment faire beaucoup d’argent, rapidement ». Voilà la nouvelle ligne éditoriale de mon flux twitter.
Pour ceux qui ne savent pas comment se lancer en Bourse ou pour ceux qui sont effrayés par la bulle spéculative qui menace d’exploser comme un Malabar trop mastiqué, il reste la possibilité de devenir un entrepreneur de soi, sur Uber et Deliveroo ou bien un fier membre de la « Creative Class » sur Youtube, Tiktok ou Instagram. Substack aussi bien sûr, nous y sommes, et nous pourrions tenter d’en faire un gagne-pain précaire nous aussi. Mais surtout, surtout, Onlyfans. Peu de médias en parlent, et je ne sais pas si c’est par puritanisme, négligence, ou par peur de creuser le signal faible que la plateforme annonce.
OnlyFans c’est cette plateforme, un peu comme Substack mais pour les photos, où des spectateurs vous rémunèrent par abonnement et en pourboire pour avoir accès à des photos exclusives. C’est théoriquement pour tout type de contenu, mais l’essentiel des photos postées et achetées sont des photos de charme ou carrément pornos. En fait c’est un peu l’anti-Facebook dont le feed est bâti autour du duo « information gratuite » et « cachez ce sein que je ne saurais voir ». Il y a maintenant près de 100 millions de « fans » sur la plateforme et 1 million de créateurs. Près de 5 fois plus qu’en janvier 2020. Et qui sont ces créateurs ? D’abord beaucoup de créatrices. Initialement des strip-teaseuses qui ont vu leur club interdit au public et qui se sont reconverties sur le net. Maintenant des jeunes et des mères de famille du monde entier qui cherchent à boucler les fins de mois. Les meilleures gladiatrices pourront en tirer des revenus avoisinant les 10 000 dollars par mois quand l’immense majorité gagnera entre 10 et 50$ par jour de travail : photoshoot, promotion, gestion de la communauté et comptabilité compris. Le prix de l’ostracisation aussi : une mère a vu ses enfants se faire virer de leur école catholique parce que son compte OnlyFans a été découvert. Et comme d’habitude, une fois la masse critique atteinte, la plateforme serre les vis en augmentant le pourcentage prélevé sur les revenus (le magique 20%), en limitant les montants de pourboires et en introduisant des règles de modération qui bannissent par exemple le mot « rencontre » du chat, pour empêcher les créateurs et les fans de passer au niveau supérieur. La plupart des analystes y voient un outil d’empowerment des femmes, et franchement j’ai beaucoup de mal à leur donner raison. En tout cas, sans parler du fonds de commerce, les questions sur la forme sont les mêmes que pour les autres plateformes de travail. Le rêve des créateurs sur OnlyFans : une plateforme à eux, en autogestion. Nous avons échoué à contenir les prédateurs comme Uber. Les charognards comme OnlyFans s’en donnent à cœur joie pour capitaliser sur la misère rampante et comme au casino, la plateforme gagne toujours.
Vegas donc. Strip tease et machines à sous. Voilà les perspectives d’avenir qui sont censées nous rassurer. Si je poussais la métaphore, j’irais jusqu’à pointer le désert aride dans lequel s’est construit Vegas, une aberration écologique qui fait écho à l’état de notre monde tout entier et à notre insistance à le détruire toujours plus en vendant des cartes panini de Kylian Mbappé sur la Blockchain.
Ah oui, j’allais oublier ! Pendant que nous cherchons le futur dans l’Ether et les plateformes, Xavier Niel ouvre son école d’agriculture et Bill Gates est devenu le premier propriétaire de terres arables aux États-Unis. J’ai comme l’impression que la gueule de bois sera rude pour le commun des mortels.
Mais tant pis. It’s Vegas babyyyyyyyyyy !
S : Mais que fait la psychanalyse Kevin ?? Le monde que tu décris, ses célébrités, ses fans, ses coursiers, ses télétravailleurs, ses entrepreneurs, … ont sans doute besoin de s’allonger sur un divan et de parler.
Je me souviens - privilège de l’âge - de cette époque au tout début du 21ème siècle où on se disait que le premier à proposer un site de rencontre en ligne - un usage évident mais tardif - serait incroyablement successful. Le premier en France, c’était Marc Simoncini qui venait de vendre iFrance au Vivendi de J6M (Jean-Marie Messier moi-même maître du monde comme on le moquait) des centaines de millions, de francs certes, mais pour rien en faire, ça reste très cher. Son projet, c’était Meetic. Quid de la psychanalyse en ligne ? Comment imaginer que ce ne soit pas un domaine sous-investi ? Urgent sans doute… Comment mener une thérapie à distance sur Zoom ? Quelle app ou algorithme pour remplacer son psy ?
K : Comme je le mentionnais au début de mon “Pause”, les géants - numériques ou pas - sortent grands vainqueurs de la crise. Chaque petit acteur économique qui met la clé sous la porte laisse sa part de marché aux géants qui lui rendaient déjà la vie dure. La dynamique de concentration et de constitution de monopole qui a structuré la vie économique des dernières décennies trouve un second souffle quand le virus fait suffoquer les ETIs. C’est probablement pour ça que Biden vient de nommer Lina Khan à la Commission Fédérale du Commerce. Tu te souviens d’elle ? Une chercheuse qui s’intéresse depuis bientôt 10 ans aux pratiques monopolistiques et qui avait pondu pendant son passage à Yale un magnifique papier que nous avions regardé ensemble : Amazon’s Antitrust Paradox. Une vraie bible. Cette nomination fait suite à celle de Tim Wu - lui aussi un grand penseur de l’antitrust - au conseil économique de la Maison Blanche. Pendant ce temps, le gouvernement du Nevada octroie aux boîtes tech le droit d’implanter leurs propres avatars d’Etat sur le territoire désertique. C’est marrant, Vegas c’est dans le Nevada. Je ne peux m'empêcher de voir des signes partout. Quoi qu’il en soit, une lutte de pouvoir façon Game of Thrones s’annonce entre Etats américains, Big-Techs et gouvernement fédéral. Sortez le popcorn.
S : À défaut de popcorn, peut-on se nourrir de miettes ? Surtout que les gros, un peu comme dans La Grande Bouffe, se gavent, même de leurs restes, à s’en faire démanteler. Chez Amazon, on connaissait la contribution à la marge d’AWS, maintenant, on se demande si leur régie publicitaire (n’oubliez jamais qu’Amazon est le deuxième moteur de recherche sur Internet) n’est pas encore plus contributrice en profits et en cash. Mais ce qui m’a le plus amusé ces dernières semaines, c’est la levée de 45 millions de Linkthree, une start-up australienne dont la proposition de valeur est d’inclure facilement des liens hypertexte sur Instagram, ceux qu’on appelle dans les commentaires “link in bio”. On pourrait donc faire des festins de miettes.
K : Le travail à distance est devenu la nouvelle norme et les outils qui le permettent montrent chaque jour leur fantastique utilité et leur irrémédiable inadéquation avec nos capacités cognitives. Le plan de rachat de Discord par Microsoft pour 10 milliards de dollars n’a pas de quoi nous rassurer sur les perspectives de retrouver une vie professionnelle en physique. Alors, on corrige à la marge : la banque Citi instaure des Zoom-Free fridays, une espèce de Vendredi Saint où la visio est proscrite. C’est rigolo mais ça en dit beaucoup. Le droit à la déconnexion inscrit dans notre droit national pourrait être amendé pour y inclure un droit à la déconnexion *pendant* les heures de travail. Les salariés de Lidl et Amazon pilotés toute la journée par commande vocale y trouveront peut-être leur salut.
S : Est-ce que tu sais qu’un des métiers qui peinent le plus à recruter récemment est celui de chauffeur-routier ? Et tu sais pourquoi ? C’est fascinant. C’est parce que jusqu’à récemment, les routiers étaient des hommes libres, un peu comme les motards, ces autres aigles de la route. De nos jours, à force d’électronique, de 4 ou 5G, de GPS, de pauses forcées, de trajets chronométrés, et bien on les a asservis, ils ne retrouvent pas ce qui faisait le sel de leur métier : l’indépendance, l’aventure, la liberté.
Les routiers sont donc en voie de disparition, les camions sont déjà conduits par des algorithmes et des robots… Mais pourrons-nous être un jour remplacés par des deepfakes ? Et oui ! Ça commence pour les comédiens. Un acteur qui voulait quitter la série des Simpsons - celui qui fait à la fois la voix de Mr Burns et celle de son assistant Smithers ! - a été remplacé par un algorithme. On en rêve parfois d’envoyer son avatar à un énième zoom… mais ça ne promet pas que de bonnes surprises sans doute.
K : Dans mon “Pause” de l’épisode S03E06 je te parlais de l’éviction de Trump des plateformes comme Facebook et Twitter :
“Sur chacune de ces plateformes il y a un gros bouton rouge qui marque STOP, et on ne sait pas bien dans quelles circonstances il peut être activé. Il a été activé à plusieurs reprises et c’est inquiétant. [...] Une fois la boîte de Pandore ouverte, elle ne saurait se refermer. Cela se reproduira et qui sont Twitter, Facebook, Robinhood, AWS et consort pour détenir le bouton rouge ? Tous les chefs d’État sont désormais sous pression.”
Il n’aura pas fallu longtemps pour que Facebook appuie à nouveau sur le bouton STOP : c’est maintenant Nicolas Maduro, président du Venezuela, qui vient d’être privé de poster pendant 30 jours pour avoir fait l’éloge d’un médicament anti-Covid, “dont l’efficacité n’a pas encore été démontrée par des études médicales”. Le Président Macron n’a pas intérêt à nous redire que "La vie continue. Il n’y a aucune raison, mis à part pour les populations fragilisées, de modifier nos habitudes de sortie” comme il le faisait en mars 2020. Sinon il va être privé de Facebook le garnement ! Ingérence et soft-power, version 2021.
S : dans notre épisode précédent S03E07, Kevin, je parlais de combats et d’alliances entre tribus pour défier les GAFA. J’avoue que je n’aurais pas imaginé qu’un mariage aussi contre nature soit possible : Procter & Gamble qui s’allie avec des acteurs chinois, malgré la guerre froide entre les Etats-Unis et la Chine, pour contourner les nouvelles directives d’Apple sur les données personnelles. Fou, non ?