Bouton rouge, Gil Scott Heron et Gérald Darmanin sur l’A13
Revues éphémères, essais et opinions s°03.ep06
K : 2021 est bien entamée et nous voilà plongés depuis presque un an dans le monde dont rêvait San Francisco, évoluant virtuellement dans les flux d’octets, chacun dans nos cages siliconées, tentant tant bien que mal de nous sentir vivants. Si à l'occasion du premier confinement, les prophètes numériques ont su nous convaincre que cette explosion de la télé-economie était le bien qu’on pouvait trouver dans le mal, il est désormais clair que leur utopie n’en était pas une. Pour s’en convaincre, il suffit de se plonger dans les témoignages poignants des étudiants, ces fameux digital natives, qui chuchotent leur solitude et leur isolement sur une plateforme au nom évocateur : Étudiants Fantômes. Une version 2021 de VDM qui fait pleurer plutôt que rire. C’est peut-être pour capitaliser sur cette dépression généralisée, qu’Uber a fait l’acquisition de Drizzly et s'apprête à intégrer la livraison d’alcool à son offre Uber Eats. Netflix and Drink donc. Alors voilà peut-être la seule chose positive à tirer de tout ça : non pas le fait d’avoir accéléré notre entrée dans le metaverse mais d’avoir pu réaliser, avant qu’il ne soit trop tard, qu’il n’y a rien de souhaitable dans les rêves des transhumanistes.
S : Dis donc, il n’y a pas que nos étudiants qui sont moroses. Te voilà digital stoïcien, le bonheur numérique se trouverait dans la vertu de se savoir mortel. La période est sombre… comme un long tunnel en hiver, certes, mais l’avenir appartient toujours à ceux qui ont 20 ans. Tiens, 3 raisons d’espérer. Nos étudiants souffrent mais ils choisissent leurs combats, c’est même le New York Times qui le dit. Toujours autant d’avenir, toujours moins équitablement distribué, on le sait, et la crise sanitaire accentuera la reprise en K, une façon de dire que certaines entreprises sortiront affaiblies mais d’autres grandement renforcées. Thomas Philippon l’explique brillamment : les différences de salaires sont dues à des différences entre entreprises. Après la crise, il faudra simplement mieux les choisir… Enfin, comme dans cette biographie romancée de Xavier Niel que j’adore, les abeilles reprennent possession des locaux de start-up en Californie. Le pire n’est jamais certain Kevin !
K : Une nouvelle vague de start-up se lance pour nous permettre de reprendre le contrôle sur notre temps d’écran. Apple avait initié l’usage avec ScreenTime sur iOS. Opal est la dernière en date, fondée par l’ancien General Manager de Bird à Paris et des anciens de Google et Foursquare. Elle vient de lever plus de 4 millions de dollars pour permettre aux utilisateurs de définir des règles d’usages de leurs applications, voire même complètement bloquer certaines d'entre elles pendant des plages de temps définies. Il est même possible de créer ses propres nudges pour s’auto-manipuler et, bien sûr, Opal encourage à partager ses succès sur les réseaux sociaux. Le tout enrobé d’un assistant personnel tout mignon version tamagotchi. Comme souvent, l’objectif affiché : retrouver sa productivité. Le business model aussi est assez classique : un abonnement payant pour utiliser Opal. Qu’en penser ? D’abord, il semble désormais acté que nous sommes drogués à nos écrans et que nous avons besoin d’aide. Ensuite, nous pouvons être enthousiastes à l’idée que des entreprises qui cherchent à protéger l’attention et les données des utilisateurs, plutôt qu’à les exploiter, arrivent à percer. Et pourtant, je ne peux m'empêcher d’être inquiet : les propositions de valeur (contrôle, productivité, personnalisation…) et les mécaniques psychologiques (nudge, partage social, gamification…) implémentées pour résoudre nos problèmes d’addiction sont les mêmes que celles qui les ont créés. Alors deviendrons-nous maintenant addicts aux apps de self-control ? Je tenterai un parallèle avec l'héroïne inventée par Bayer comme substitut à la morphine, elle-même ayant été mise au point pour contrecarrer l’addiction croissante à l’opium. Toutes des filles du pavot.
S : En parlant d'opioïdes, je te coupe. Tu as vu que McKinsey, la plus belle des sociétés de service, a accepté de payer près de 600 millions de dollars dans ce scandale sanitaire aux Etats-Unis ?
K : Bon, espérons que j’ai tort, mais “on ne résout pas un problème avec les modes de pensée qui l’ont créé” disait Albert. Un poncif, mais qu’il serait bon de ne pas oublier.
S : Décidément, on va continuer dans notre numéro de duettiste, Laurel et Hardy ou Clown Auguste et Clown blanc. Je vais te raconter mon retour de week-end il y a 15 jours, à la limite du couvre-feu. Sur l’A13, avec Waze - ce service magique de Google, une acquisition presque aussi belle que Shazam pour Apple selon moi. L’application me conseille de sortir pour prendre la départementale alors qu’il me restait plus de 100 km de route. J’ai hésité, je déteste qu’on me dise ce que je dois faire, encore plus quand c’est avec la voix affreuse d’un GPS et de ses algorithmes. Tu sais quoi ? J’ai cédé, je suis sorti, j’ai évité deux heures de bouchons provoqués par le contrôle policier au dernier péage, où le ministre de l’intérieur et le préfet faisaient l’ouverture du 20 heures. Moi qui me bats pour que nous ne soyons pas assujettis aux arbitrages des machines, je t’avoue que je me suis dit qu’en voiture, je m’y soumettrai, heureux, à l’avenir. La mobilité, c’est la liberté et donc déjà beaucoup de notre condition humaine… mais quid de l’amour et de la reproduction de la race ? Rends-toi compte, ce sont là encore, déjà, majoritairement les algorithmes qui nous matchent, Stanford en a fait une étude fascinante et certains font bien pire avec Excel. Quand Google sait mieux que toi où tu dois aller, avec qui, et conduit à ta place… tu peux te permette d’être “high” comme ils disent. Le clown Auguste et son écuyère pourront conduire sans les mains !
K :”The revolution will not be digitized
The revolution will be live.”
Pour cette pause, je fais miens les mots de Gil Scott-Heron, parce que si les dernières semaines nous ont bien appris quelque chose, c’est que la révolution ne se fera pas via le numérique. Pas encore.
Je m’explique : en 1 mois, Trump se fait excommunier des grandes plateformes numériques et Robinhood interrompt l’échange de 8 titres, dont le fameux GME de Gamestop. En apparence distincts, ces deux évènements ont pourtant deux points communs : leur cause – le sentiment d’injustice - et leur possibilité – la présence d’un gros bouton STOP.
Prenons le cas Trump pour commencer. Les élections étaient perdues et, encouragée par Donald, une partie de sa base politique se mobilise pour envahir le Capitole américain. « Révolution » ! Il appelle ses ouailles au calme mais le mal est fait, et il ne faudrait pas que cela se reproduise. Sans sommation, Zuckerberg et Dorsey (il est bon de personnifier ces décisions) interdisent à Trump l’accès à leurs plateformes et rendent inaccessibles tous ses posts jusqu’à nouvel ordre. En réponse, les fans de Trump entament une migration de masse vers des réseaux concurrents : Parler et Gab, des réseaux qui se font les porte-voix de tous ceux qui sont interdits ailleurs. Parler, qui a d’abord eu la préférence de l’exode, a été rapidement banni par l’AppStore, le Playstore et même AWS. C’est donc finalement Gab, un challenger de 5 ans d’âge, auto-hébergé et donc indéboulonnable, qui est en passe de remporter la mise. Jack Dorsey s’excuse de la décision sans pour autant la regretter. « Ask for forgiveness, not for permission » est toujours la règle. Facebook choisit de faire profil bas en demandant à ses employés de ne pas porter de t-shirts affublés du logo de l’entreprise pour éviter les représailles. Mais l’objectif est atteint : « Révolution » avortée !
Côté Robinhood, l’histoire est toute fraîche. En bref, un homme seul dans son garage (le grande classique de la mythologie californienne) décide de miser ses liquidités sur l’action Gamestop et streame régulièrement pour en parler. Mais il est l’un des seuls à y croire : plus de 84% des actions de l’entreprise sont détenues par des hedge funds qui misent à la baisse. En parallèle, un groupe de cyberheros au nom évocateur – WallStreetBets - commence à s’organiser sur Reddit. Son objectif : faire les poches aux hedge funds de Wall Street qui misent sur la faillite d’entreprises cotées. Leur levier : l’action Gamestop. Le concept est simple : si on se met tous à acheter en masse du Gamestop, le cours va monter vite, ce qui va obliger les hedges funds à nous racheter nos actions pour couvrir leurs positions et voilà : on est plus riches, ils sont plus pauvres. C’est ce qu’ils ont fait et le plan a fonctionné à merveille. Melvin Capital, l’un des hedge funds visés, a perdu près de 4 milliards de dollars en une journée. Pour parfaire le storytelling, la stratégie est exécutée par le biais de Robinhood, une plateforme de trading sans commission. Prendre aux riches pour rendre aux pauvres. « Révolution » ! Mais de Robin des Bois, l’app n’a que le nom : sous ses airs de disrupteur, Robinhood n’est en fait qu’un intermédiaire entre les petits porteurs et les « market makers », ses vrais clients, qui exécutent les ordres des utilisateurs sur les marchés. Une plateforme donc. Et, dans ce cas-ci, c’est avec Citadel que Robinhood est maqué. Et donc voilà que, du jour au lendemain, Robinhood annonce qu’il n’est plus possible d’acheter du Gamestop sur son application, avec au moins sept autres indices. Le CEO l’explique par le manque de liquidités de l’entreprise. D’autres évoquent la possible pression de Citadel et la pression avérée des chambres de compensation. Et voilà donc un autre mantra qui n’a pas perdu de sa splendeur : « Si c’est gratuit, c’est toi le produit ». « Révolution » avortée !
La droite qui relie ces deux points me semble évidente : des citoyens essentiellement américains se soulèvent contre « l’establishement » - politique d’un côté, financier de l’autre. Ils utilisent les outils qu’ils ont à leur disposition pour le faire : les plateformes. Mais sur chacune de ces plateformes il y a un gros bouton rouge qui marque STOP, et on ne sait pas bien dans quelles circonstances il peut être activé. Il a été activé à plusieurs reprises et c’est inquiétant. Inquiétant pour deux raisons.
D’abord parce qu’une fois la boîte de Pandore ouverte, elle ne saurait se refermer. Cela se reproduira et qui sont Twitter, Facebook, Robinhood, AWS et consort pour détenir le bouton rouge ? Tous les chefs d’État sont désormais sous pression. Côté entreprises, l’amende de 10 milliards infligée par les autorités américaines à BNP ne sera peut-être rien comparé au jour où AWS décidera de leur couper l’accès à son service et aux données qui y sont stockées. (Surement pour ça que BNP construit sa propre solution de cloud ;) ).
Ensuite parce qu’en appuyant sur STOP pour avorter ces véhémences révolutionnaires, ces plateformes ne font qu’accentuer le sentiment d’injustice qui les a causées. Les raids coordonnés de WallStreetBets continuent, jouant sur le cours de l'argent cette fois-ci, et il n’y a pas de raison que ce soit le dernier indice visé. Mais surtout, ces deux évènements ont ouvert la porte à 1. la migration croissante vers des réseaux sociaux alternatifs, cryptés comme Signal 2. la montée en puissance des cryptomonnaies et des réseaux décentralisés basés sur la blockchain. La ruée vers un monde totalement distribué ou plus personne ne possède de bouton rouge. Et cette épopée a son propre guru, un homme à la croisée entre Che Guevara et John Rockefeller, qui a récemment encouragé au passage sur Signal et qui, en ajoutant “Bitcoin” à sa bio twitter, a fait grimper le cours de 18% en un jour : une cible récurrente des hedge funds, j’ai nommé le grand, l’unique, l’extraterrestre en devenir - Elon Musk. L’homme le plus riche du monde, allié du petit peuple. Quelle époque étrange.
Alors voilà le choix qui s’offre à nous : rester à la merci des titans centralisés ou plonger progressivement dans l’anarchie permise par les réseaux distribués et cryptés. Il doit bien y avoir une troisième voie mais cela demanderait l’intervention des États pour encadrer l’une ou l’autre des alternatives, et je les en crois de moins en moins capables. The revolutionS will soon be digitized.
K : La médiatisation de WallStreetBets et du Bitcoin ne font qu'accélerer l’attrait croissant des petits porteurs pour les apps de trading : les téléchargements de l’app de Robinhood explosent. Mais puisqu’investir demande du savoir et du savoir-faire, on voit fleurir des influenceurs en investissement sur toutes les plateformes, même sur TikTok : on appelle ça la Fintok (fintech x TikTok). Certains sont sérieux, d’autres te recommandent des stratégies de trading du Bitcoin à partir de l’astrologie. Mais à vouloir jouer avec le feu on finit par se brûler, comme l’ont durement appris les derniers arrivants sur l’action Gamestop. Le casino gagne toujours. Surtout, les marchés vont être de plus en plus irrationnels et les effets de groupe de plus en plus importants. Je n’aimerais pas être analyste en volatilité en 2021.
S : En tout cas, il faut faire la différence entre le doigt et la lune, l’arbre et la forêt… En plus de ce cours accéléré de finance de marché que nous avons tous suivi début 2021, le Bitcoin et ses dérivés, Ethereum en tête, atteignent leur plus haut. On y retrouve Elon Musk, qui vient d’annoncer que Tesla a placé 8% de sa trésorerie totale… en Bitcoins - c’est une fois de plus un défi aux bonnes règles de gestion, en tout cas celles qu’on m’a apprises et que je pratique, on ne place pas sa trésorerie sur des produits spéculatifs, même le grand Ray Dalio, un des principaux penseurs et acteurs du capitalisme de ce début du 21ème siècle, le patron du plus grand hedge fund au monde, Bridgewater, recommande de s’intéresser au Bitcoin à condition d’être prêt à perdre 80% de son placement. Mais ce qui est bien plus intéressant, c’est plutôt ce qui se passe en Afrique, où les cryptomonnaies et leurs technologies sont une meilleure alternative aux systèmes en place. Les années qui viennent vont être fascinantes, nous verrons le modèle chinois et ses fintech s’opposer aux technologies décentralisées. Le Franc CFA dont on ne connaît toujours pas le successeur sera peut-être une crypto, décentralisée ou liée au Yuan. Prenons les paris, en Bitcoins bien sûr.
K : A quand les épinards tradeurs ? Ils peuvent déjà envoyer des emails.
S : Ben tu vois, on peut trouver un avenir à la fois connecté, sensible, responsable et un peu farfelu. Ça me plait comme tendance. Plus que cette idiotie du New York Times qui, faute de défilés, ne sait plus quoi inventer et nous révèle la mode du hate-wear apparu avec le confinement, après le normcore des années 2010. On s’habillerait dans des vêtements moches pour être mal à l’aise. Imaginez “des survêtements inconfortables, trop courts et trop serrés”. Bref les analystes analysent, comme les commentateurs commentent : ça ne leur est pas venu à l’idée de se dire qu’on avait grossi pendant le confinement à force de manger du sourdough et de commander à boire et à manger sur Uber.
K : En temps de morosité ambiante, nous avons tendance à succomber à la nostalgie. Et c’est ce qui semble se passer en ce moment pour les millenials. Blizzard ressortait il y a peu son légendaire World Of Warcraft, les cartes originales Pokémon sont devenues des actifs rares dont certaines se vendent pour 300000 dollars, les cartes Panini sont déportées sur blockchain et les Pogs tentent de revenir avec une stratégie marketing qui vise les enfants influenceurs. Même sur notre histoire fil rouge, je ne peux m'empêcher de constater que les titres visés par WallStreetBets ont une étrange saveur de nostalgie : Gamestop (l’équivalent américain de Micromania), Nokia ou encore Blackberry. Je divague sûrement. Mais au cas où, si tu as des vieux aimants Père Dodu, je te conseille de les garder précieusement. Pour l’instant ils ne sont plus en production !
S : Ahh des aimants… Ce serait chic sur le mobilier en tôle du génial Jean Prouvé. Tu connais mon amour des chaises, j’ai toujours trouvé celles de ce designer très belles mais surcotées. Du mobilier industriel simple que le marché a rendu plus cher que des assises Grand Siècle. Je me suis toujours dit que l’architecte n’aurait pas aimé que ses chaises pour atelier et réfectoire coûtent 20.000 euros pièce, même pas 40 ans après sa mort. Et puis, première dans Stéréo, cela me permet de partager pour la première fois un article de la presse quotidienne régionale. Jean Prouvé est vendu chez Sotheby’s à New York mais vivait et travaillait à Nancy dont il est resté une fierté.
Vous avez aimé cette newsletter ?