Un Stradivarius numérique pour un Stéréo optimiste
Revues éphémères, essais et opinions s°03.ep09
S : Bien sûr, on peut parler des GAFA (et on en parlera) et de leur premier trimestre ahurissant mais c’est un peu plus de la même histoire et si on ne connaît pas encore le dénouement (démantelera, démantelera pas…), l’hyper investissement permet de l’hyper innovation qui donne des hyper profits qui deviennent des hyper rentes. Bravo les US, vous avez une martingale et Biden semble bien décidé à ne pas lâcher la main.
Ce qui me semble le plus marquant ces temps-ci dans le logiciel qui mange le monde, c’est plutôt ce qu’en fait l’industrie. Tesla bien sûr, que nous avons bien étudié toi et moi, Kevin, et bien sûr ce que cela a permis pour la santé face à la plus grande crise sanitaire depuis… toujours ? ARN messager, conception des vaccins, tests, logistique des produits et des actes médicaux… Époustouflant. Ce reportage photo du New York Times en donne la mesure industrielle chez Pfizer.
K : Fascinant effectivement ! Mais tous les industriels ne prennent pas la balle au bond. Ça n'a pas dû t'échapper, l’industrie automobile française a perdu 30% de ses emplois depuis 2008 et on prévoit encore 100 000 disparitions d’emploi d’ici 15 ans. Divisé par deux, encore. La faute à la transition vers l'électrique et au logiciel qui a bouleversé les chaînes de valeur et les usages. Et même si Bruno Le Maire annonce un plan de soutien de plusieurs dizaines de millions et la construction d’une GigaFactory de batteries sur le territoire gaulois, nos voisins germains en ont déjà 10 ! Donc pas vraiment de batteries pour nous, et pas de logiciel. Et pas de puces non plus pour construire des voitures high tech ! On parlait la semaine dernière de la pénurie mondiale de semi-conducteurs et de ses effets catastrophiques sur l’industrie. Mais quand Tesla arrive à garder le même niveau de service en utilisant d’autres types de puces, les constructeurs français ont eux jeté l’éponge : la nouvelle Peugeot 308 sera équipée d’un bon vieux compteur à aiguille en lieu et place du compteur numérique, désormais standard. Et on envisage de faire subir le même sort aux équipements de la clim, de la direction assistée et tout le reste. Si seulement c’était un choix écologique, au moins ça deviendrait une stratégie, pas du système D. Pendant ce temps, Huawei lance sa propre voiture, avec son propre OS et plein de semi-conducteurs dedans. On n’est pas bien, Stéphane. Pas bien du tout.
S : Oui, ce n’est pas si simple la pensée magique de la relocalisation après des décennies de globalisation et de richesse (numérique) des nations. Si on te dit que la relocalisation industrielle est la solution à tous nos problèmes, conseille à ton interlocuteur d’en discuter avec les Indiens en pleine explosion des cas de Covid. L’Inde, cette nation qui produit 40% de tous les vaccins dans le monde mais ne sait pas se les inoculer.
Il semblerait que le logiciel qui dévore le monde fasse une petite pause pour digérer. C’est drôle, on dirait que c’est l’hiver de la singularité qui s’annonce. La singularité, ce concept de John Von Neuman qui veut que, dans la décennie qui vient, les capacités des machines supplanteront celles des humains. L’intelligence artificielle gagne du terrain, donc, tout en admettant ses limites : Tesla annonce qu’elle n’atteindra sans doute jamais l’autonomie totale de ses véhicules.
K : Ça fait du bien un peu d’humilité des évangélistes ! On ne pourrait donc pas tout automatiser ? Et ça ne serait peut-être pas souhaitable ? C’est la conclusion à laquelle est également arrivée la police de New York en retirant des rues ses robots chiens qui agressaient les habitants des quartiers populaires. Ouf ! Mais peut-être n’automatise-t-on pas les bonnes choses ? Dans cet article plutôt piquant, l’auteur propose d’automatiser le CEO plutôt que l’ouvrier. Une décision qui semble rationnelle : d’abord le CEO coûte cher, très cher. Ensuite, les décisions du CEO sont régulièrement débattues, bien plus que celles d’un ouvrier. On pourrait donc confier son rôle à une IA dont les erreurs de jugement seraient rapidement identifiées alors que l’IA qui remplace l’ouvrier pourrait dérailler complètement sans que l’on s’en rende compte. Stéphane, on a du souci à se faire tu crois ?
S : Je te confie une idée et le projet d’une future chronique : le paradoxe du Stradivarius numérique. Je m’explique : comme on a pu produire - de main d’homme et avec de la matière vivante, ici du bois - des objets aux qualités inimitables encore des siècles plus tard, il y aura forcément une part des anges, un miracle, dans certaines configurations, dans certains algorithmes et a fortiori dans leur rencontre (qui joue quelle partition sur le Stradivarius) et leur exploitation dans un environnement donné (un Stradivarius dans ma salle de bain ou à la Scala de Milan, ça ne sonne pas pareil). J’aimerais être concertiste ou même luthier de Stradivarius numérique Kevin !
K : J’adore cette métaphore du numérique comme matériau, tu le sais. Mais plutôt que de prendre celle du bois, Samsung a l’air de prendre celle du plastique, recyclable plusieurs fois. Ils viennent de lancer le programme “Samsung upcycling” qui te permet de transformer tes anciens smartphones en objets connectés : caméra de surveillance, babyphone ou détecteur de luminosité. Une riche idée !
S : La chanson de la semaine pour notre nouvelle façon d’introduire nos essais, On the sunny side of the street. Dans ma version préférée, celle de Sonny Rollins et Dizzy Gillespie, tellement Stéréo. Quand je te lis souvent je me dis que notre monde est sombre - et que tu as raison - mais je vais me coller à voir du rose, du verre plus qu’à moitié plein et choisir le côté ensoleillé de la rue parce qu’on vit une époque formidable. Oui oui.
Le mois dernier, l’Europe, par sa Commission et ses deux piliers Vestager et Breton, a décidé de prendre la parole et le leadership mondial sur le sujet de l’éthique à l’ère numérique avec un projet de règlement pour l’intelligence artificielle au plan international. Grand bien nous fasse. C’est un mouvement nécessaire, à la fois défensif et offensif et il correspond à ce que l’Europe n’a jamais cessé d’être en traversant chaque révolution industrielle : le lieu où le progrès, pour advenir, ne peut être envisagé que sous tous ses angles, scientifique, technique, économique, philosophique et politique. Il serait malvenu de s’en plaindre.
On pourrait arguer que ce sont les vainqueurs qui écrivent l’Histoire en général et qui définissent les règles du jeu, le plus souvent… toutefois devant notre retard, notre décrochage même, il faut choisir nos combats et acceptons que celui-ci soit le meilleur qui nous reste.
Mais n’oublions pas le sens du progrès et donnons du souffle et de la perspective. Ne faisons pas à notre échelle comme ces petits généraux en rupture de ban qui promettent la guerre civile à la France (si si, vous savez, ce truc là) et même si ici nous alertons souvent et nous inquiétons parfois, n’en démordons pas : notre verre numérique est plus qu’à moitié plein. Je vous l’avoue, ça va me faire du bien de voir du bien et de nous rappeler que nous n’avançons pas vers les ténèbres et la matrice mais vers le progrès, comme au début, avec les belles promesses d’Internet. Elles sont tenues sur quatre domaines fondamentaux : la démocratie, la culture, la santé et la nature (tu les aurais peut-être mis dans un ordre différent Kevin, l’écologie avant tout, vous les rangerez dans l’ordre que vous voudrez, c’est le mien et la liberté et la culture me semblent bien les valeurs les plus européennes).
Alors, voilà, j’ai essayé de réunir mes meilleurs arguments et les plus spectaculaires la prochaine fois que tonton Fred ou votre vieux camarade de classe vous mettront dans la position du suppôt de la start-up nation ou de l’agent dormant des GAFA.
D’abord, la démocratie. Cambridge Analytica et les manipulations électorales par Internet si elles existent ne sont pas si claires. Cela mérite un développement bien trop long… Ne parlons que du positif. Dans un procès historique, l’agent de police qui a assassiné George Floyd a été confondu par toutes les vidéos, insoutenables, prises par des smartphones sur les lieux du crime, sous tous les angles possibles. Cette fois, la défense n’a pas pu se cacher sous un défaut d’information, une sorte de super bénéfice du moindre doute comme c’était le cas dans l’immense majorité des procès jusqu’ici. On retiendra que les smartphones, les caméras, ce n’est pas que le flicage, c’est le contrôle des flics aussi. Autre domaine de la lutte, les violences faites aux femmes. Certes, Tarana Burke avait initié dix ans plus tôt un travail de fond, mais que s’est-il passé dans la nuit du 14 au 15 octobre 2017 quand Alyssa Milano a fait connaître le travail de cette activiste et son histoire personnelle en publiant #metoo, pour que la parole des femmes se libère, dans un tweet historique ? Twitter n’aura pas été que le média de Trump et vous connaissez la suite ou plutôt l’avant et l’après.
Et la culture ? Les enfants ne lisent plus et Internet tue leur concentration et leur curiosité. Pas sûr. Je vais prendre un exemple très personnel. J’ai passé une excellente soirée pendant les dernières vacances scolaires avec mon fils aîné de 13 ans. Nous avions décidé de regarder le meilleur film, d’après la base IMDb, que nous n’avions vu ni l’un ni l’autre et qu’il choisirait. Il a choisi Le Parrain (un peu limite en termes d’âge mais cela restera entre nous). J’ai été stupéfait. Il connaissait le film, ses références, les personnages, toutes les grandes scènes. Lui qui ne s’informe que par son smartphone, des comptes twitter qui me sont inconnus, passe son temps sur YouTube, Twitch et Discord, la culture, les éléments qui font du film de Francis Ford Coppola l’un des principaux chefs d’oeuvre de l’histoire du cinéma étaient arrivés jusqu’à lui et le rendait un spectateur bien plus averti.
Pour la santé, la crise sanitaire aura forcément un effet sur l’espérance de vie dans les années à venir et fera obstacle à la mesure des effets bénéfiques du numérique sur nos conditions de vie. On pourrait parler d’extension du paradoxe de Solow qui décrit ce fait surprenant : on ne perçoit pas les gains de productivité du numérique, malgré leur échelle, dans les indicateurs économiques. Ce sera sans doute la même chose pour la santé. Je ne reviens pas sur ce que j’ai décrit plus tôt et l’apport des technologies numériques dans l’exploit de la création de vaccins pour un virus inconnu, leur fabrication et leur injection à des milliards d’individus en moins de 18 mois mais ce n’est que le début de cette convergence du numérique et de la biologie et de la transformation numérique du secteur de la santé, de l’information avec Doctissimo il y a 20 ans aux téléconsultations en 2020 de Doctolib, en passant par les capteurs de Withings et en attendant les algorithmes de Nabla.
Enfin, l’opposition du progrès à l’écologie est un classique, la contribution des technologies numériques au réchauffement climatique, un fait établi… remarquons toutefois qu’au printemps 2020, au moment où tout s’est arrêté, jamais dans l’ère industrielle l’émission de CO2 avait connu une telle chute alors même que les usages numériques, télétravail et loisirs en tête, explosaient. Autre débat tranché sans équivoque désormais, le véhicule électrique n’est (évidemment) pas plus polluant que son homologue thermique… Et dent pour dent, gramme de CO2 pour gramme de CO2, quand à bout d’argument on vous rappellera que le jeu en ligne - désormais première pratique culturelle en Occident - est un crime environnemental, vous pourrez affirmer que les promenades en forêt ne sont pas meilleures pour la planète.
Le vrai combat, ce n’est pas de s’opposer aux innovations (encore moins aux inventions, que tu privilégies et appelles de tes vœux Kevin) mais bien mon mantra emprunté à William Gibson, encore et encore : distribuer le futur plus équitablement. Bref, Aristote ou SNCF l’ont professé bien avant Internet, son utopie et ses déviances, “le progrès ne vaut que s’il est partagé par tous”, et c’est encore plus vrai à l’ère numérique.
S : Les GAFA ont fait exploser tous les compteurs au premier trimestre. En fait, après avoir décroché tout le monde pendant la crise sanitaire, ils continuent bien sûr la course en tête. Ils creusent l’écart et gagnent désormais à tous les coups. D’ailleurs, Google annonce que les mesures prises pour la crise sanitaire lui ont fait économiser plus d’un milliard de dollars.
K : Ils gagnent effectivement à tous les coups et arrivent à filer entre les mailles de l’antitrust. Regarde, Apple lance les Airtags, largement copiés sur Tiles, alors que cette dernière entreprise a entamé une procédure judiciaire pour dénoncer leurs pratiques anti-compétitives. Peur de rien. D’ailleurs, tu as vu que si côté hardware ils avaient pompé sur Tiles, côté UX c’est l’interface de Dérive qu’on retrouve, l’application qu’on a lancée avec hérétique ? Mais peu de chance qu’on arrive à porter ça devant les tribunaux. Même Spotify galère. Après plusieurs années d'enquête, c'est tout récemment que la Commission Européenne s’est enfin décidée à avancer ses pions en faveur de la pépite suédoise, contre Apple.
S : D’ailleurs, pour rappel, c’est Fabernovel avec quelques rares autres qui avaient allumé cette mèche et initié ce juste combat… Je le dis fièrement parce qu’on ne parle pas souvent des épisodes précédents qui ont pourtant compté et avant de produire ou jouer du Stradivarius, c’est ce que j’aime aussi dans notre métier : faire fructifier des convictions pour distribuer le futur plus équitablement. C’était il y a 4 ans déjà.
Sinon, tu te souviens de l’Uberisation, ce concept “so 2014” ? Je te propose un nouveau néologisme pour anticiper une tendance de fond qui va forcément nous jouer quelques tours : la Robinhoodisation. Imaginez ce que vont faire de leurs millions, de leurs milliards s’ils font cause commune, tous ces gamblers en cryptos dont les liquidités sont folles et le rapport à leur valeur assez… éthérée ? Attendons-nous après les achats compulsifs et spectaculaires de parts sociales d’entreprises ou d'œuvres numériques (NFT) à ce que les crypto-richesses ruissellent sur la philanthropie.
K : Voyons où tout cet argent va aller. Peut-être s’achèteront-t-ils des clubs de foot ? C’est en tout cas ce que s’apprête à faire Daniel Ek, le CEO de Spotify, qui se lance dans une grosse opération de rachat de son club de cœur, Arsenal. L’ambition ? Redonner au club sa gloire d'antan en insufflant une réelle vision d’avenir et en y injectant des nouveaux milliards. Le playbook de la tech, bis repetita. Et qui retrouve-t-on dans la team Spotify pour reprendre les gunners ? Patrick Vieira et Thierry Henry. Pour une fois que ce sont des Français qui achètent un club étranger plutôt que l’inverse !
S : La Chine me fascine, vous le savez, et son système politique plus encore que ses start-up et ses licornes. L’affaire Jack Ma / Ant / Alibaba commence à s’éclaircir… petit à petit. J’en retiens deux éléments à mon sens plus pertinents que le sujet de la concurrence et du contrôle des géants numériques chinois par le gouvernement chinois tellement “western centric” :
1) la démonstration que le mantra californien de la disruption contre les Etats et les grands ne marche pas partout et que nous devrions nous en inspirer, en Europe, plutôt que de reprendre les tubes de la côte ouest, comme Jack Ma a commis l’erreur de le faire en octobre dernier en s’attaquant à la lenteur et la vétusté du système bancaire en place ;
2) comme je m’étais fait la réflexion sur la gouvernance des grandes régions chinoises, où souvent des familles finissent par truster tous les pouvoirs et les privilèges… c’est inéluctable dans un système aussi opaque et contraint, à la fin, face aux abus, la seule solution, c’est la purge. Et c’est bien ce qu’il semble se passer pour Ant : la procédure très très accélérée de son IPO s’est faite avec le soutien a priori payant de nombreux décideurs. On le sait depuis notre Antiquité, il n’y a pas loin du capitole à la roche tarpéienne, ça vaut pour la bourse de Shanghai et le laogai !
K : Pendant ce temps-là, côté US, le mantra ne se dément pas : les acteurs privés prennent peu à peu le rôle de l’Etat. Apple prévoit d’investir 430 milliards de dollars aux US d’ici 2025 pour améliorer les infrastructures et créer 20 000 emplois.
S : Pas très loin, voisin à l’Est, un autre régime communiste, crypto communiste même, déploie son modèle numérique. Je te recommande la lecture de ce long et passionnant article du New Yorker sur le système cybercriminel nord-coréen. Fou.
K : Quelle époque. Tu penses qu’ils s’intéressent au DogeCoin eux aussi ? La capitalisation boursière de ce “shitcoin”, pensé comme une satire du bitcoin, a désormais dépassé celle de Vinci, Baidu ou même Axa ! Tout ça parce que ce giga-troll d’Elon Musk va être ce samedi aux manettes de Saturday Night Live, le fameux talk show américain, et qu’il risque de refaire les louanges de cette crypto qu’il avait promis d’envoyer sur la lune.
S : Tiens, pour finir, voici un template que les moins de 20 ans ne peuvent pas connaître… les médias en ce temps-là…
K : Peut-être que les nouveaux-nés d’aujourd’hui ne connaîtront même plus le concept de média éditorialisé dans 20 ans : le New York Times est en train de se faire piquer tous ses journalistes star par Substack à coup de gros sous. Ce grand journal américain a résisté à la plateformisation de son contenu mais résistera-t-il à la plateformisation des ses auteurs ? Ah bon papa ?! Il y avait quelque chose avant les newsletters ? Bundle / unbundle mon fils, ça reviendra.