Roland Garros, narrations économiques et diables de Tasmanie
Revues éphémères, essais et opinions s°03.ep10
K : On entame la meilleure période de l’année, celle de Roland Garros. Et comme le veut la tradition c’est France Télévisions qui nous permet de vivre en direct les combats de ces gladiateurs venus du monde entier pour s’affronter sur notre terre rouge. Mais deux nouveautés cette année: d’abord une nouvelle bergerie, avec un cours principal modernisé, désormais doté d’un toit et d’un éclairage pour prolonger le plaisir jusqu’au bout de la nuit. Mais surtout, c’est l’année où on a laissé le loup entrer dans la bergerie: c’est Amazon Prime qui a obtenu les droits de diffusion exclusive de ces nouvelles nocturnes. Bon, déjà, j’ai regardé et c’est fascinant de voir la différence de commentaires entre FranceTV et Amazon : chez l’américain, on nous balance des “datas” et statistiques toutes les deux secondes pour commenter le match et décomposer les gestes au millimètre. C’est nul, c’est sec, mais j’aurai dû m'y attendre.
Ce qui est préoccupant c’est de savoir où Amazon va s'arrêter et surtout jusqu’où on le laissera aller. Ce monument du sport français qu’est Roland Garros, cette tradition culturelle, ce rendez-vous populaire sera-t-il livré dans son intégralité aux plateformes américaines qui nous laisseront revoir cette terre battue contre abonnement ? Et après quoi ? Le Tour de France ? L’Euro ? Les Jeux Olympiques ? La Coupe du Monde de foot et celle de rugby ? “Panem et circenses” disaient les empereurs romains. Du pain et des jeux. On a déjà retiré le pain de 10 millions de français. Je ne suis pas sûr qu’il soit très sage de leur retirer aussi les jeux.
S : Et l’image, tu as vu l’image ? Je ne m’explique même pas comment Amazon obtient cette qualité. Je n’avais vu une image “en direct” avec cette définition, cette profondeur. Une claque, un peu comme si tu comparais une photo des années 1980 et un Insta avec filtre… mais tu sais, il ne faut pas y voir qu’un enjeu de monopole audiovisuel, les fédérations sportives sont largement impliquées et on peut vraiment se poser la question de leurs cahiers des charges et de leur capacité à bien gérer cette manne des droits audiovisuels. Cette année, pour le championnat de France de football, on a vu la déroute totale, lamentable, de Mediapro, face à l’historique Canal+… qui est revenu pour moins cher après la faillite du tandem hispano-chinois. Du vrai lose-lose-lose. Amazon, qui sait toujours ce qu’il fait et où il va, fera sans doute progresser, cette fois encore, toute une industrie qui semblait pourtant tellement éloignée de la sienne.
K : Bon, tu me diras peut-être que c’est le sens de l’histoire et qu’on s’en fout un peu de Roland Garros. Mais je soupçonne que tu es aussi inquiet que moi de l’optimisme aveugle de Bruno Le Maire et Cédric O, qui nous assurent qu’il est possible de bâtir un Cloud Souverain en partenariat avec Google et Microsoft. Oui parce que l’Etat Français est désormais prêt à donner un blanc-seing à ces acteurs et encourage les grands groupes français à s’appuyer sur les GAFAM pour la gestion de leurs données sensibles. “Aie confiance” nous disent-ils. “Tout est sous contrôle”. “Notre droit nous protège”. La même semaine, on apprend que la NSA espionne nos chefs d’Etat avec la complicité du Danemark qui possède sous ses terres une des dorsales d’internet dans laquelle nos données transitent. Elise Lucet nous apprend, elle, que toutes nos données d’achat en pharmacie sont directement envoyées vers IQVIA, un broker qui se fait un plaisir de les revendre à prix d’or aux labos pharmas. Et la CNIL est malheureusement dans les choux. Mais ayons confiance, “tout est sous contrôle”.
S : Pour une fois, je ne vais pas t’apporter une franche contradiction et faire mon clown Auguste quand tu joues le clown blanc. On est mal. Bien sûr nous avons Sainte Margrethe qui bosse pour nous à la Commission européenne et nous pouvons parier sur l’informatique quantique mais, en attendant, personne ne nous fera de cadeau et les fronts sont nombreux de la porte d’Auteuil à l’espace.
Deux exemples.
Le patron d’Ariane Espace - objet de fierté nationale européenne pendant si longtemps - alerte sur le risque de monopolisation de l’espace par SpaceX. On a vu la boîte d’Elon Musk appliquer toutes les règles des start-up qui ont marché sur Internet et qui lui ont permis de faire Paypal et Tesla… et quelques années plus tard, on a dans l’espace le même problème que dans le cyberspace.
Aussi, en stratégie militaire, si tu te souviens, j’avais joué il y a quelques numéros avec l’idée de savoir ce que Napoléon et Sun Tzu auraient fait face aux GAFA. Normalement, le combat de vos compétiteurs vous renforce en les affaiblissant. Et bien, là, non, il les renforce. Huawei qui n’a plus accès à Android vient de lancer Harmony cette semaine. Il y aura donc un troisième OS majeur, et il sera… chinois.
Tu connais ma conviction ? Notre seule issue, la culture !
K : Ah la culture oui ! Mais il faut bien la choisir, sa culture. Regarde Uber. La culture toxique de cette entreprise n’a de secret pour personne : maltraitance et précarisation de ses chauffeurs, harcèlement de ses employées et évasion fiscale à gogo. Tu te rends compte qu’ils ont créé 50 sociétés écrans pour échapper à l'impôt ? 50 ! Mais tout ceci n’était que le début. Ce qu’on commence à voir c’est comment cette culture interne, se diffuse désormais en externe. Comment cette conception sauvage du travail et des travailleurs commence à déteindre sur les utilisateurs qui intègrent progressivement le statut de sous-hommes de leurs chauffeurs et leurs livreurs. J’en veux pour preuve ce message révoltant d’un client envoyé à son livreur en retard: “Dépêche toi esclave”. Ce n’est pas anecdotique Stéphane. C’est juste la pointe émergée de l’iceberg. Et ce n’est pas étonnant que cela arrive quand des boîtes comme Uber introduisent jour après jour des fonctionnalités déshumanisantes : la notation d’un humain de 1 à 5 d’abord, la capacité à suivre en live sa géolocalisation en temps réel ensuite, son licenciement à la moindre plainte d’un client ou carrément cette cochonnerie de “mode silencieux” qui te permet, assis sur la banquette arrière, d’envoyer une demande à ton chauffeur par l’intermédiaire de l’app pour lui demander de fermer sa grande bouche de sous-homme. Ce serait totalement fou d’imaginer pouvoir lui dire - par l’intermédiaire de notre bouche de sur-homme - qu’on n’est pas trop enclin à bavarder. Bref je suis remonté, tu l’auras compris. Surtout qu’on commence à peine à entrevoir les dégâts profonds de cette ségrégation par nos écrans entre les servis et les asservis. Regarde ce qui se passe aux Etats-Unis avec l’uberisation de la police de quartier. Ça fait froid dans le dos.
S : Tu parles donc de comment la culture d’entreprise diffuse et parfois pollue la société… L’invention du client gratuit, c’est aussi celle du tous consommateurs. Mais le mouvement inverse est à l'œuvre au même moment. Les mouvements de la société transforment les entreprises et leurs modèles. Prenons l’exemple de la diversité dans l’industrie audiovisuelle. En France, nous avons eu des Césars tellement pathétiques ces deux dernières années… comme un entre-deux et la fameuse phrase de Gramsci “le vieux monde se meurt, le nouveau est lent à apparaître, et c'est dans ce clair-obscur que surgissent les monstres.” Mais ça bouge, et pour choisir son parti dans la polémique sur la cancel culture, je crois pour ma part que les monstres seront “cancelés” et que nous vivons une phase transitoire, nécessaire, de rééquilibrage… Le coup est parti, la vague est là et l’excellent essai Le sexe des modernes d’Eric Marty m’a convaincu qu’en Europe et surtout en France, pourtant à l’origine de ce « geste » avec la French Theory, nous avons un peu lâché ces courants et ces études qui nous reviennent comme importées et trop lointaines, parfois insupportables mais c’est évidemment bien plus complexe et subtil. En attendant, et sans coup férir, regarde ce qu'Hollywood fait avec ses Golden Globes… Hypocrite ou efficace ? Nécessaire ? Malgré le dicton américain “don’t shoot the messenger”, NBC annonce qu’ils ne rediffuseront plus la plus grand messe du cinéma américain, chronologiquement avant et statutairement après les Oscars.
« I Have a Dream, a song to sing
To help me cope, with anything
If you see the wonder, of a fairy tale
You can take the future, even if you fail »
ABBA - I have a dream
(Beeple)
K : Ce Pause part d’une sensation. Celle que je ressens quand je plonge dans mon fil Twitter. L’impression de faire partie intégrante d’une multitude d’histoires qui se font et se défont à un rythme effréné. C’est de cela dont j’aimerai te parler aujourd’hui : d’histoires.
Je te l’ai dit, j’ai finalement décidé d’investir un peu d’argent dans les crypto-monnaies. D’abord, parce que, comme j’en parlais dans un précédent numéro de Stéréo, c’est l’une des seules façons pour ma génération d’espérer atteindre un niveau de vie équivalent à celui de ta génération. Ensuite, parce que j’avais envie de comprendre cette aventure dans laquelle tant de gens croient, j’avais envie d’en devenir acteur. Et sans cette curiosité, en vérité, je n'aurais pas mis 1€ dans cette machine à sous. C’est bien trop dangereux d’y aller par espoir.
J’ai d’abord découvert un monde d’innovation exceptionnel. Même un cours de 20h sur Udemy n’aura pas suffit à écorcher la surface du sujet. Ça fourmille de tous les côtés. Des contrats intelligents par-ci. Une alternative distribuée à Youtube par-là. Des dizaines de protocoles de validation des transactions, des nouveaux modèles économiques, du stacking, du mining et du minting. Une espèce de méga-hackathon de développeurs et de matheux qui repoussent tous les jours les limites de la définition de contrat et d’intermédiaire. Un espace d’invention tellement plus cool que celui du machine learning, cette espèce de soupe qu’on mange avec dégoût parce que personne ne saurait nous expliquer ce qu’il y a dedans.
Mais ce qui marque sur Twitter, c’est que ce ne sont pas les inventeurs que tu vois le plus. Ce sont les investisseurs, les conseillers financiers et les analystes. Ce sont ceux qui croient en l’histoire de ces crypto-monnaies. A cette histoire faite d’animaux mythiques importés de Wall Street : l’ours qui désigne un marché en baisse et le taureau qui désigne un marché en hausse. Une histoire avec son pacte de sang, celle de ne pas vendre ses cryptos dans un moment de baisse panique de leur prix, c’est ce qu’on appelle HODL (de Hold) ou avoir des « diamond hands », des mains qui ne craquent pas sous la pression. Une histoire avec ses cris de ralliement aussi : « to the moon » pour signifier l’espoir collectif que la valorisation d’une crypto va monter au ciel, « buy the dip » pour encourager à acheter quand le marché baisse, et espérer un gros ROI, tous ensemble. Comme l’impression d’être les moussaillons d’un même navire et de devoir, quand l’ordre est donné, sortir la grand voile ou fermer les écoutilles. Je regarde plusieurs fois par jour le cours des cryptos et j’y imagine à chaque fois un bateau pirate qui tente de se frayer un chemin au milieu des vagues, parfois au milieu de la tempête, parfois avec un vent favorable. Tu le vois, toi, ce bateau ?
Une épopée comme rarement on en rencontre. A son origine, un ange, Satoshi Nakamoto, qui partage anonymement la recette divine vers un monde financier distribué, libéré des banques corrompues et des planches à billets. Un ange de l’ombre dont l’identité est un secret mieux protégé que la recette du Coca-Cola. Une épopée avec ses apôtres comme Vitalik Buterin - le créateur d’Ethereum - qui punit ceux qui essaient de corrompre la vision originelle de la blockchain. Une épopée avec ses prophètes aussi, comme Elon Musk, qui d’une phrase sainte lancée sur Twitter sème la tempête ou dissipe les nuages.
Et voilà ce que je n’avais pas compris tant que je n’avais pas de « skin in the game » comme dirait Taleb : les cryptos sont avant tout une histoire. Ce que Robert Shiller - le grand économiste lauréat du Prix Nobel - appelle une « Economic Narrative ». J’avais lu son fameux « Phishing for Fools » mais avais raté ses dernières recherches. C’est une de nos amies en commun qui a mis son analyse sur ma route, et j’y ai trouvé quelques photons de lumière. Tu les connais ces moments - les vrais moments Eureka - où la pensée d’un autre donne donne corps à la tienne, comme par magie.
Que sont donc ces Economic Narratives ou Narrations Economiques ?
Selon les mots de Shiller, les Narrations Économiques sont des histoires qui affectent le jugement face à des décisions d’ordre économiques. Ce sont des histoires qui se développent à la manière d’un virus. Une phase contagieuse et explosive d’abord, où elles deviennent fondamentales dans la façon dont nous comprenons et tentons de prévoir l’aventure économique dans laquelle nous évoluons. Puis une phase d’essoufflement, ou elles sont remplacées par une nouvelle narration qui rassemble les foules. Le Make America Great Again de Trump ou le Brexit, sont une seule et même narration économique, d’ailleurs façonnée par un même homme : Steve Bannon. Une façon de raconter l’histoire politico-économique passée, présente et future des Etats-Unis et du Royaume-Uni. La croissance verte et la décroissance sont des narrations économiques concurrentes. L’or comme valeur refuge ou la croissance perpétuelle des prix de l’immobilier sont d’autres narrations. Des narrations qui parfois nous jouent des tours. Rappelle-toi de 2008. Et donc Shiller met au point la notion d’économie narrative, c’est à dire l’étude économique par le biais des narrations.
Les cryptos aussi sont l’exemple parfait d’une narration qui contamine un nombre toujours plus grand d’individus et d’institutions, acteurs et spectateurs. Et regarder les cryptos sous cet angle permet de comprendre pourquoi Elon Musk y est devenu un acteur incontournable : personne mieux que lui ne sait construire des narrations économiques. Pour faire grandir Tesla, il a inoculé la narration d’une transition vers un monde post-fossile. Pour SpaceX, celle d’une espèce humaine multi planétaire. Pour Neuralink - son entreprise qui veut nous mettre des puces dans le cerveau - il a développé la narration d’une IA qui va rapidement dépasser nos capacités cognitives et contre laquelle il faudra nous défendre. Et il a mis son expertise au service des cryptos, d’abord du Bitcoin, puis du Dogecoin, soutenant la narration économique d’un peuple qui se rebelle contre ses élites dirigeantes en prenant le contrôle de la monnaie.
Ce qui est fascinant avec Elon Musk, c’est sa capacité à développer autant de narrations économiques en même temps, et à les rendre confluantes, comme dirait Shiller, c’est à dire leur donner la capacité de se renforcer mutuellement. Des bitcoins pour acheter des Tesla qui seront envoyées dans l’espace avec des fusées SpaceX. Si tu crois en l’une des narrations, alors tu commenceras à croire les autres. Parce que si Musk a bien réussi à prouver quelque chose au monde, c’est sa capacité à transformer une narration en réalité. Et donc le voilà devenu le maître du jeu, avec des gens qui placent leurs jetons en fonction du sens qu’Elon impulse à la narration. Son impact sur les cours est tellement conséquent que certains investisseurs utilisent un bot qui prend des positions automatiquement, à la baisse ou à la hausse, dans la seconde qui suit un tweet d’Elon Musk.
Mais Elon commence à se rendre compte qu’entre ses narrations il faut choisir. La narration économique du bitcoin est désormais liée à celle du changement climatique : la validation des transactions pollue beaucoup trop. Et le voilà donc à devoir ménager la chèvre et le choux. Changement climatique d’un côté avec Tesla, destruction climatique de l’autre avec Bitcoin. Alors Elon sauve ce qui doit l’être, il tourne le dos au bitcoin pour sauver son bébé Tesla. S’ensuit une baisse brutale du cours des cryptos, entraînant des milliers de petits porteurs vers la faillite. Tu imagines, ces fans de la première heure d’Elon, ces moussaillons qui le suivent dans tous ses choix, désormais trahis par leur capitaine ? Alors le feu jaillit de leurs doigts sur Twitter, condamnant celui qu’ils avaient choisi pour les mener « to the moon », tentant de le punir pour son sabordage en misant à la baisse sur Tesla. Soulevant ses autres incohérences narratives aussi : brûler 440 tonnes de kérosène pour lancer des fusées dans l’espace VS dénoncer la pollution du Bitcoin ; faire de l’espace une nouvelle maison VS polluer l’orbite terrestre avec ses satellites ; être un homme du peuple VS être un des 5 hommes les plus riches du monde. “Don’t shoot the messenger” disent les américains. J’espère que ceux qui ont fait banqueroute en suivant Musk s’en souviendront.
Parce que ce ne serait pas juste de tout mettre sur le dos de Musk. La chute brutale des cryptos est aussi l'œuvre d’un autre géant de la narration économique : le parti communiste Chinois, qui raconte à sa population et au monde entier des histoires quasi-séculaires sur le futur. Les nouvelles routes de la soie en sont le parfait exemple. Et la narration des cryptos monnaies libérées des États est une autre histoire qu’ils essaient de maîtriser, pour lui substituer la narration d’une monnaie numérique sous le contrôle de l'État.
Et voilà donc de quoi les cryptos sont l’avatar : une époque où l’affrontement se déroule massivement sur le terrain des narrations. Ces narrations font et défont notre monde et notre siècle a cela de particulier qu’elles sont produites et amplifiées à un rythme effréné. Alors, appréhender notre monde sous l’angle des narrations qui le traversent m'apparaît désormais comme l’une des seules façons de le comprendre, mais aussi de l’influencer. C’est ce que la vieille Europe ne semble pas avoir réalisé à temps. Un comble pour un continent qui a su, il y a un demi-siècle, produire la narration de l’Union Européenne, une des narrations économiques les plus puissantes jamais conçues.
En découle une ambition évidente pour nos sociétés : produire de nouvelles narrations, plutôt que de rester acteurs des narrations économiques pensées par la Silicon Valley, l’école de Chicago, le PCC ou Steve Bannon. C’est évidemment une des clés de notre époque, pour nos gouvernants. Mais c’est aussi une des clés pour nos entreprises, qui plutôt que de travailler leur storytelling - qui permet de se raconter soi - devraient raconter la narration économique qu’ils servent. Rêvons même, peut-être pourraient-elles créer leurs propres narrations économiques et en devenir les têtes d’affiche ? C’est aussi une des clés pour nous tous, citoyens passifs ou engagés. Croyons en des histoires, nous en avons un besoin vital comme le chante si bien ABBA. Mais choisissons bien les histoires que nous décidons de croire. Certaines risqueraient de ne pas avoir la fin heureuse qu’on nous promet.
S : Plus riche ? Si tu le dis, mais pour la génération d’écart entre nous, laisse-moi protester et t’objecter que cette narration économique apporterait presque de l’eau au moulin du « on était plus riche avant »… En tout cas, elle est dégourdie ta génération ; c’est un avantage énorme, elle sait s’y prendre.
K : Jusqu’à ce que ça nous explose à la figure ;)
K : John Kerry est désormais le préposé au changement climatique des Etats-Unis. Et il nous dit que 50% de la réduction des émissions de C02 à réaliser viendront de technologies qui restent encore à découvrir. Un bel exemple de cette narration économique du progrès technologique salvateur qui irrigue nos sociétés depuis 200 ans. Croisons les doigts pour qu’on invente bien et vite alors plutôt que de questionner les fondamentaux de notre modèle ? C’est la remise en cause de cette narration qui est le fil rouge du récent débat organisé par Brut entre Cédric O et François Ruffin. Un débat moderne, mais à l’ancienne en ceci qu’ils y développent de vrais arguments des deux côtés. Quel progrès voulons-nous ? Voilà la question qui commence à prendre forme dans la société française. Et c’est une excellente question. Espérons qu’elle structure la campagne présidentielle qui vient. Parce que c’est en vérité la seule vraie question à laquelle doit répondre notre génération. Toutes les autres en découlent.
S : Où sont les intellectuels ? On les a perdus dans le solutionnisme de l’époque ? On dirait que les débats ne se font plus qu’entre politiques et entrepreneurs. Regarde la réponse cinglante d'Elizabeth Warren aux grands airs de Jamie Dimon de JPMorgan. Avec les frais de découvert qui s’opposent au “capitalisme conscient”, on retrouve un air qui va aller crescendo : concilier fins de mois et fin du monde… C’est l’enjeu de notre époque. C’est essentiel que les dirigeants se le disputent et pourvu que des penseurs, des créateurs y contribuent !
Quel monde aurons-nous ?
Celui où la chaîne de salles de cinéma AMC offre du popcorn gratuit à ceux qui achètent son titre en bourse (cf supra, c’est la nouvelle coqueluche des WallStreetBets sur Reddit avec X 25 sur son cours en 2021)
Ou bien celui où la blockchain, dont tu as décrit la narration économique, permet aux citoyens à Hong Kong de s’opposer à la censure de la Chine ? C’est donc “en même temps” un outil politique !
Popcorn ou émancipation... on retrouve bien tes jeux du cirque.
K : Bon mais les jeux du cirque c’est le week-end. La semaine on fait quoi ? On travaille ! Et visiblement, même pour Google qui n’a eu de cesse de nous vanter le télétravail, il va falloir revenir fissa au bureau les amis. Même le PDG de Zoom dit être épuisé des réunions en visio. MDR. Quelle bande de fous. Toutes les entreprises et les salariés s’en sont rendu compte, le télétravail a ses limites, mais c’est quand même dur de sortir de son cocon et de ses chaussons. Et comme d’habitude Google a toujours un temps d’avance sur le commun des mortels quand il s’agit de résoudre un problème (en surface en tout cas) : pour faire revenir les Googlers, ils ont opéré un relooking extrême de leurs bureaux, pour repenser le confort, l’intimité et la sécurité en temps de COVID. Plus de toboggans, mais des parois gonflables pour pouvoir se dire des secrets. De notre côté de l'Atlantique, Accor est un peu à contre-temps, une fois encore : ils annoncent en sortie de Covid une plateforme de Flex Office qui capitalise sur leurs actifs immobiliers. C’est une bonne idée, et c’est bien la 5ème offre du genre qu’ils essaient de lancer, mais ils arrivent un peu tard à mon avis, le temps est à la re-sédentarisation, au moins pour un temps. Mais ils arriveront à temps la prochaine fois, j’en suis sûr. Leur persévérance force le respect. Et pour ceux à qui les visios vont manquer, jetez un coup d'œil à ces “portes des étoiles” totalement dingues installées à Vilnius en Lituanie. C’est magique !
S : Tiens, à force d’en parler de l’extérieur, Inc. a fini par en faire un article avec des informations d’insiders : de l’embauche au licenciement, comment comparer les conditions de travail entre Amazon et Google ? Tu vas voir, on reste un peu sur sa faim (bien sûr) mais c’est déjà éclairant.
Au même moment, Microsoft, qui tient son rang en bourse et a tellement appris de cette époque, à mes débuts, où ils étaient l’ennemi numérique numéro 1, continue à préciser sa trajectoire dans le monde d’après. C’est la marque de Satya Nadella et je trouve que le sujet de “l’expérience hybride” est le fondement du “travail d’après”.
K : Dans le dernier numéro, on parlait de la douce mort des médias traditionnels. Mais une petite élite a réussi à transiter, au moins partiellement, vers un modèle d’abonnement en ligne. Le Monde, l’Equipe et Mediapart constituent le podium francophone. A eux 3, quasi 10 fois moins d’abonnés que le New York Times, leader incontesté du peloton. L’avantage de surfer sur la langue la plus parlée au monde.
S : Ça veut peut-être dire que comme le marché unique européen, notre sujet, c’est la taille du marché et ici de la langue ? Le Financial Times et le Guardian s’en sortent bien pour des Européens, non ? Et ici, nous avons pourtant décidé ensemble de quitter l’anglais pour revenir au français. Résistons, n’oublions pas les belles promesses d’universalisme d’Internet.
On a été un peu sombre alors je me permets de finir avec de bonnes nouvelles, de bons sentiments...
D’abord, est-ce que tu sais que pour la première fois depuis des millénaires, des diables de Tasmanie sont nés en Australie ?
Et puis, je chante sur tous les tons : la culture, la culture, la culture… l’éducation aussi ! Il y a tant à apprendre (et un film à faire genre “Cercle des poètes disparus) de cette très belle histoire de l’entraîneur de l’“équipe olympique” de mathématiques des Etats-Unis…