Robin des Bois, Donald Trump et les zombies
Revues éphémères, essais et opinions s°03.ep05 - 20.01.2021
S : Il fait tellement bon être riche en pleine crise qu’on assiste à des phénomènes troublants, certains arbres ressemblent à celui du haricot magique. Nous sommes aussi les spectateurs de retournements inattendus - c’est un comble - de ce marasme.
Les frères Winklevoss auront dépassé avec le Bitcoin le demi-billion de capitalisation (500 milliards) plus vite (12 ans) que Zuckerberg qui les avait “sortis” de Facebook.
Début 2021, Tesla dépasse Facebook et Elon Musk détrône Jeff Bezos comme homme le plus riche du monde. Si on regarde la lune plutôt que le doigt, et le marché plutôt que ses milliardaires, le cours du Bitcoin et celui de Tesla ont respectivement presque triplé et septuplé en seulement un an.
Irrationnel ? Dément ? On peut se poser la question quand on se souvient qu’avant cette augmentation de plus de 650%, le patron et premier actionnaire de Tesla déclarait que son cours était déjà très surévalué.
Pourtant… si on y regarde de plus près, en plus de faire mentir les oiseaux de mauvaise augure qui nous promettaient un krach maousse plutôt qu’une crise sanitaire sans précédent, il y a au moins deux bonnes nouvelles.
D’abord, c’est un nouveau pan de l’économie qui a été transformé par Internet et le mobile : aux Etats-Unis, avec l’application Robin Hood, les boursicoteurs amateurs sont légions et ont fait mieux en 2020 que les gestionnaires de fonds spéculatifs. Les mouvements d’achat et de vente ont été ahurissants, ils ont souvent expliqué une volatilité qu’on attendait bien plus à la baisse vu le contexte économique, et qu’on attribuait jusqu’ici plutôt aux algorithmes des fonds surpuissants qu’à des “veuves de Carpentras” équipées de smartphones. Des études universitaires les décrivent pour la première fois.
Et la véritable bonne nouvelle, c’est que le fruit de cette spéculation met du beurre dans les épinards de personnes touchées au premier chef par la crise économique. La spéculation pour tous qui profite aux petits plutôt qu’aux grands, pour prendre aux riches et donner aux pauvres : Robin Hood semble avoir bien choisi son nom et réussi son coup. Pour vous en convaincre, lisez l’histoire de Gamestop sur Reddit, la maison mère de Micromania sauvée par les petits porteurs contre les fonds qui vendaient à découvert.
Ce nouveau rapport de force, grâce au numérique, est-il en train de tordre l’une de nos rares certitudes sur la nature et l’évolution d’un krach économique. La crise de 2020 serait-elle jusqu’ici comme un négatif de celle de 1929 ?
K : Tu vois la vie en rose, haha !
Pendant que Facebook et Twitter coupaient les liens entre le 45ème président des Etats-Unis et presque 2 milliards de personnes, Jack Ma, le fondateur d’Alibaba, est porté disparu et les bruits de couloirs parlent d’une nationalisation d’Alibaba et d’Ant Group par Xi Jinping. En cause, des prises de position de Ma à l’encontre du Parti, le manque de coopération avec l’Etat en termes de transfert de données, des pratiques monopolistiques, et la volonté du Parti de reprendre le contrôle sur « l’expansion désordonnée du capital » (Sic). L’annulation, il y a quelques semaines, de l’introduction en bourse d’Ant Group, prévue comme la plus importante du siècle, résonne désormais comme la sirène avant le bombardement. Et visiblement, JD, Tencent et d’autres géants chinois sont sous la loupe du régulateur. Plus encore, le Parti a censuré les médias traditionnels qui se faisaient l'écho de la situation préoccupante de Jack Ma. Alors, quand on avance que la différence entre la Chine et la Silicon Valley tient dans le e-commerce, le tout-smartphones et les QR-codes, je pense qu’on minimise la seule et unique différence structurante : le rôle de l’Etat. 1.L'État protectionniste qui a permis l’émergence des géants. 2. L'État acheteur public et planificateur qui a permis leur intégration profonde à la société chinoise et leur développement. 3. L'État régulateur qui maintient à tout instant le contrôle.
Côté américain, l’État a tenu le rôle d’acheteur public et commence à se rompre aux deux autres : protectionniste avec l’épisode Tiktok et régulateur avec les récentes enquêtes pour pratiques monopolistiques. Mais pour l’instant Zuckerberg > Trump d’un côté et Xi Jinping > Jack Ma de l’autre. Les perdants et les gagnants du numérique ne sont qu’une question de modèle politique, pas de technologie.
S : Pendant ces dix derniers jours, et face à cette polémique des réseaux sociaux contre Donald Trump, j’ai beaucoup pensé au Printemps arabe. Avant même de me rendre compte qu’on fêtait ses dix ans. Ce Printemps, en Tunisie, avait débuté tout début janvier 2011 par l’immolation d’un vendeur ambulant. C’est fou de voir comme tout a changé de notre perception des GAFA alors que, pour reprendre Pascal, la morale politique n’a pas du tout évolué, puisque près de 400 ans après la naissance du penseur, vérité en-deçà des Pyrénées, erreur au-delà. En 2011, on se félicitait tous que Google, Facebook et Twitter aient pris parti et soient intervenues pour faire gagner la rébellion contre les dictateurs en place en Tunisie, en Egypte, en Libye. Je me souviens parfaitement de ma déception quand Zuckeberg était venu prendre la parole à Paris pour le e-G10 voulu par Nicolas Sarkozy, en novembre 2011 : il avait refusé le statut de libérateur des peuples opprimés par Internet et s’était défendu en disant qu’il n’avait pas voulu prendre parti et aider les révolutionnaires, que ce qu’il avait vu sur ses serveurs correspondait aux usages d’une grosse fête étudiante aux Etats-Unis… Bref, une fois de plus, comme ils disent, it’s complicated.
S : En pensant au Printemps arabe, j’ai cherché en vain à retrouver un article qui m’avait fasciné. J’ai le souvenir d’une histoire folle, d’un responsable de l’architecture d’un des GAFA qui avait, de son propre chef, en apprenant les coupures d’Internet en Egypte ou en Libye, décidé de remettre le réseau à disposition des insurgés, alors qu’il promenait son chien le samedi matin. J’ai tout essayé, je ne remets pas la main ma barre de recherche dessus. C’est qu’à l’époque je lisais sans noter.
En cette période de bonnes résolutions, je recommande celle de faire des fiches de lecture et de prendre des notes des livres, des articles, des billets de blogs. Alors pour ce Pause, et dans l’exercice plus large d’introspection d’un nouveau cycle, je vais utiliser ces notes pour me remémorer les grands événements de l’année et en tirer des enseignements. Never let a good crisis go to waste, et on a été gâté.
Vous vous souvenez comme, il y a pile un an, nous étions ailleurs (ou plutôt “avant”) et insouciants ?
Nous vivions l’épilogue de la saga WeWork. Un peu comme le scandale Theranos deux ans plus tôt, il y avait une part de malhonnêteté, de manipulation, mais WeWork disait quelque chose de notre époque et de la chasse aux licornes des investisseurs et des médias. Surtout, s’intéresser à ce qui était l’entreprise non cotée la mieux valorisée jusqu’à l’été 2019 (47 milliards), c’était chercher à répondre à une excellente question : était-elle une entreprise de gestion d’actifs immobiliers comme une autre, ou était-elle une tech company ?
Dans mes fiches de lecture, un billet ressort : celui de Can Duruk, dans sa newsletter que je vous conseille, The Margins. Il propose avec The Zombie Apocalypse Scale, une idée simple que j’ai trouvée lumineuse : une échelle de l’entreprise technologique. Son principe ? Classer les entreprises en fonction du nombre de jours pendant lesquels elles pourraient maintenir leurs opérations sans que leurs clients ne se rendent compte que tous leurs salariés sont subrepticement devenus des zombies. En gros, le plus longtemps vous pouvez exercer sans aucune opération humaine, le plus tech company vous êtes. Simple et brillant. Ne serait-ce que parce que celui qui a exercé dans cette industrie ou côtoyé ses artisans, les développeurs, sait que leur but ultime n’est pas de créer mais de ne plus avoir à faire deux fois la même chose.
Ce test expose fortement Fabernovel et ses activités à l’attaque de zombies et lui refuse donc le statut de tech company : c’est ce que je revendique quand je nous décris, précisément, comme une Talent company. Duruk prend l’exemple de McKinsey, entreprise de services par essence fragile. Par ailleurs, parmi les phénix des hôtes des bois de la Silicon Valley, on peut considérer que Google est encore plus tech que Facebook : on mettra plus de temps à se rendre compte des défauts du moteur de recherche que de s’émouvoir de l’absence de contrôle de la modération des messages partagés sur le réseau social.
C’était un mois avant que le Covid19 ne fasse de nous tous des zombies et nous permette de valider cette échelle. Fou, non ?
Depuis, nous avons découvert que cette échelle peut se monter aussi, elle n’est pas qu’une frontière. Face à l’attaque du virus, la technologie n’a pas seulement été une frontière entre les entreprises, elle a aussi été notre vaccin : télétravail, visio conférences, e-commerce, accès aux plates-formes des entreprises technologiques pour produire, vendre, distribuer…
Un autre article qui m’a marqué date de début avril 2020, soit quelques semaines à peine après le début de la crise sanitaire globale. Écrit par Tyler Cowen pour The Marginal Revolution, le titre résume bien une perception partagée de l’époque : World 2.0 — “There are decades where nothing happens, and weeks where decades happen”. Un peu sensationnelle dans ses raccourcis, cette liste présente des évidences, mais quelques points me font encore réfléchir aujourd’hui et me sont utiles pour chercher à nous situer sur ce deuxième axe, je pense en particulier à l’opposition “design dans le monde d’avant” contre “logistique dans le monde d’après”. Pour concevoir une dichotomie utile en 2021, en complément de celle de Duruk, la “résilience” - ce concept dont on a fait une indigestion bien avant le foie gras et les marrons glacés - ne suffit pas. Etymologiquement, il décrit avant tout un phénomène physique : retrouver sa forme. Mais notre deuxième échelle pour se protéger du test des zombies doit être organique plutôt que technologique pour être sa perpendiculaire. Il s’agit en effet de révéler notre capacité à être bien plus que de la forme et de la matière, “solides”. Le meilleur concept est ce que qualifie Nassim Nicholas Taleb d’anti-fragilité : progresser dans l’adversité. Mais comment ?
Mes notes - décidément quelle discipline utile - viennent à ma rescousse. Yves Morieux, directeur du BCG Institute for Organization rappelait dans Les Echos et avant la crise que “quand on peut se passer de la subjectivité d’un manager, on peut se passer du manager lui-même.”
Alors, pour 2021, je vous souhaite comme vaccin anti-zombie cet alliage subtil de tech et de subjectivité. La bonne nouvelle, c’est qu’il y aura plus d’un Pfizer, Moderna ou Astra Zeneca pour le trouver et besoin d’aucun gouvernement pour le distribuer.
S : Est-ce que cela te surprend d’apprendre que le futur du shopping s’invente sur mobile et en Chine ? Lien
K : On y est habitués maintenant ! Ce qui est marrant, une fois encore, c’est qu’ils inventent les usages et aussi les digues pour en contenir les débordements. Je m’explique : pour lutter contre l’obésité croissante de sa population d’une part, et le gâchis alimentaire d’autre part, la Chine lance un grand plan comme elle sait si bien le faire. Et au milieu de mesures législatives relativement standards s’est glissé un article des plus inhabituels : les influenceurs Chinois qui postent des vidéos dans lesquelles ils se gavent de nourriture face caméra (une pratique appelée Mukbang) pourront désormais encourir des amendes jusqu’à 15000$. On est loin du sacro-saint “free-speech” !
S : Il n’y a pas que le sujet de la régulation des plates-formes et des géants de la tech qui monte simultanément en Europe, aux Etats-Unis et en Chine, celui des droits des travailleurs de cette nouvelle industrie aussi.
Google a vu se créer un syndicat en son sein et en Chine, la mort d’épuisement d’une jeune employée de Pinduoduo a provoqué une opposition sans précédent au modèle 996 promu par Jack Ma (de 9h du matin à 9h du soir, 6 jours par semaine).
La tech sera bientôt régulée et syndiquée !
Sinon, pour parler d’un futur plus léger, celui où la virilité devient douce et acceptée, presque subversive… Kevin, veux-tu faire un Shanty avec moi ? C’est très tendance.
K : O Stéréo, Stéréo, pourquoi es-tu Stéréo ? Je pense que le Shanty est notre destin.
S : Je n’ai JAMAIS réussi à me convaincre que “c’était mieux avant”. En revanche, souvent, je me dis qu’une compétence, un savoir-faire peut disparaître par défaut de pratique comme les espèces animales par prédation ou désintérêt et ça me déplait, m’inquiète. Bien sûr, plus personne ne maîtrisera le sfumato comme Léonard de Vinci ou le latin comme Virgile mais on peut résister. Une bibliothèque vivante a disparu avec la mort du latiniste du Vatican le mois dernier, Réginal Foster. Il jurait beaucoup malgré sa charge et disait “on n’a pas besoin d’être un esprit supérieur pour maîtriser le latin, d’ailleurs, les prostituées, les mendiants et les maquereaux le parlaient parfaitement à Rome. Alors il faut rester optimiste.” Lien.
K : Ah que tu as raison ! Mais tu sais ce qui est éphémère et disparaît ? Les odeurs. Ça sentait comment à Paris au XVIème siècle ? Et à Rio au XIXème ? On ne le sait pas. Mais on le saura peut-être bientôt grâce aux chercheurs du projet Odeuropa qui veulent recréer les odeurs d’époques révolues. Un défi technique qui s’appuie sur du machine learning pour analyser 250000 descriptions et images. Pour une fois que le machine learning va nous permettre de rêver, on ne va pas bouder notre plaisir !
S : J’ai un aveu à te faire, j’ai vu la Boum pour la première fois de ma vie pendant la trêve (j’ai des blocages un peu snob comme ça, je n’ai jamais vu Titanic non plus et je déteste les Bronzés), je n’en suis pas revenu des moeurs du tout début des années 1980, comme on les présentait en France, dans une comédie romantique, pour un public jeune. Je me suis dit qu’il y a beaucoup de choses qu’on ne se permet plus et le niveau de vie - le film se passe dans mon quartier - m’a semblé sensiblement plus élevé pour des catégories socio-professionnelles équivalentes… The Atlantic est parti du même constat pour étudier le niveau de vie des Simpson (là, pour le coup, c’est un de mes monuments) : il est devenu inatteignable dans les standards d’aujourd’hui pour une famille équivalente. Lien.
K : Bouclons la boucle donc. Tu as commencé avec les milliardaires aux fortunes exponentielles et tu finis avec la classe moyenne qui se meurt. Les inégalités se creusent tant chaque jour qu’il est devenu difficile de se mettre dans les bottes des deux extrêmes. Tu pourrais t’imaginer toi n’avoir plus d’autres recours que de vendre des photos de toi nu pour boucler tes fins de mois ? Obscène ! C’est pourtant ce qui se passe (en masse) sur OnlyFans. Et la compétition y est féroce. Même là, “winner takes all”. L’époque est rude et les plates-formes sont toujours là pour capitaliser sur la précarisation. Uber et Deliveroo étaient les prédateurs; les charognards arrivent. Obscène ! Et de l’autre côté du spectre, ça fait quoi d’avoir 100 milliards à dépenser ? Ce petit jeu te met au défi de dépenser la fortune de Bill Gates; et c’est vraiment difficile ! Notre cerveau a du mal à comprendre les ordres de grandeur, regarde : 1 million de secondes c’est 11 jours; 1 milliard de secondes c’est 32 ans. Et 100 milliards alors ? Obscène ! C’est le mot que je retiens pour 2020 (à part “geste barrière”, “sans-contact”, “récession” et j’en passe).
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Édité par Stéphane Distinguin (S), Fondateur et CEO de Fabernovel et Kevin Echraghi (K), fondateur d’Hérétique, Stéréo est une newsletter orientée sur le numérique pour mettre en lumière les développements majeurs et signaux faibles qui touchent les sociétés et économies du monde.
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