L'intelligence Artificielle et la main de Dieu
Revues éphémères, essais et opinions s°03.ep04 - 11.12.2020
K : Alors que GAIA-X était censée être l’alliance parfaite pour créer un cloud européen capable d’affronter les GAFAM sur nos terres, on apprend à l’occasion de son lancement que ces fameux GAFAM sont eux-mêmes membres de l’alliance. Pendant ce temps-là, notre pépite OVH développe une offre en s’appuyant sur la techno Cloud de Google. Peut-être que la notion de souveraineté est en cours de redéfinition à l’Académie Française, qui sait ?
Bon, rien à voir mais maigre consolation : Netflix va payer ses impôts en France.
S : Tu attaques bille en tête ! C’est compliqué cette époque. Tiens, deux éléments qui peuvent éclairer cette situation d’ “hégémonisme numérique” d’un jour différent.
Syndrôme de Stockholm ? Reconnaissance du ventre ? On peut bien sûr rester vigilants sur les biais de la relation employeur / employés en temps de crise mais voici un point de vue qu’on entend assez peu finalement, celui des salariés d’Amazon. Ils ne se plaignent pas et s’opposent aux critiques qu’on entend de toutes parts. Lien.
Et puis pour Netflix, on s’apprête à leur faire payer des impôts, et bien sûr qu’il le faut, mais gare au bouleversement total de la chaîne de valeur de l’audiovisuel. La sacro-sainte “chronologie des médias” subissait des coups de boutoir mais elle est une autre victime du CoVid (la CoVid, j’ai essayé mais je n’y arrive pas). De Variety aux Echos, on dit la messe. Et les chaînes de télé pleurent. Et ce n’est que le début si on considère l’impact de la chronologie des médias, non pas seulement sur les médias eux-mêmes, mais sur la publicité.
Bref, it’s complicated comme on dit sur Facebook.
K : Espérons que les cols bleus français d’Amazon s’y plaisent vraiment. Parce qu’aux Etats-Unis, ça joue au chat et à la souris : les employés cherchent à se syndiquer et Amazon emploie des enquêteurs pour les en empêcher. Peut-être que nos lois et nos normes servent encore à quelque chose finalement. Mais ceux qui vont subir des conditions de travail de plus en plus rudes, ce sont aussi les cols blancs, qui voient déjà leurs activités mises sous surveillance, mesurées, modélisées et classées. Microsoft ouvre le bal, en formulant un score de productivité par employé à partir des données récoltées sur Teams. Charlie Chaplin aurait eu du grain à moudre.
K : Dieu est mort. Vive Dieu. C’est ce à quoi je pense quand j’allume ma Playstation 5 toute neuve, que j’y glisse le blu-ray de FIFA21, que je choisis le mode FIFA Ultimate Team, que je lance une partie en ligne et commence à dribbler sur le terrain avec Diego Maradona. Sûrement l’expérience la plus proche de la singularité dont rêvent les prophètes de la Silicon Valley. Diego Maradona est mort physiquement, paix à son âme, mais il continue d’exister sur nos consoles et nos serveurs - il y est immortel. Un luxe réservé à ceux qui ont laissé leur marque sur le « beautiful sport ». Une expérience qui me permet cette semaine d’interroger avec toi, Stéphane, le rapport entre réalité et virtuel avec FIFA comme proxy.
Si vous n’êtes pas friands de jeux vidéos, vous avez probablement manqué l’intrication toujours plus grande entre la réalité et les mondes virtuels dans lesquels les jeux vidéos nous permettent d’évoluer. FIFA, c’est la simulation de football par excellence, qui a fondé son succès sur sa quête perpétuelle de réalisme. Les vrais joueurs, les vraies équipes, les vrais stades, les vrais mouvements, les vrais célébrations, les vrais commentaires, voilà la promesse. Depuis votre salon, manette en main, vous êtes en même temps Didier Deschamps et Kylian Mbappe. Stratégie et passements de jambe comme si vous y étiez. Un réalisme poussé toujours plus loin grâce à l’intelligence artificielle. Oui, parce que si cela fait des années qu’on nous promet une interaction toujours plus grande avec les intelligences artificielles, voilà plus de 20 ans maintenant que nous en côtoyons déjà tous les jours sur nos consoles préférées. J’en compte 5 principales sur FIFA : l’IA de coopération qui contrôle mes coéquipiers, l’IA de compétition qui contrôle mes adversaires, l’IA de support qui comprend de quel joueur je souhaite prendre le contrôle en une milliseconde et l’IA d’observation qui permet à la fois d’appliquer les règles (hors-jeu, fautes, etc…) et de déclencher les commentaires pertinents de Pierre Ménès au bon moment. Mais l’IA la plus intéressante est sûrement la 5ème, que j'appelle l’IA d’individualisation. Celle qui fait que jouer avec chaque joueur est différent. Celle qui permet que les gestuelles et la précision de Kylian et celles de Diego soient différentes dans le jeu comme dans la réalité. Et à partir de quoi cette individualisation est-elle possible ? Grâce à des notes et des statistiques attribuées à chaque joueur selon une centaine de critères, mis à jour en temps réel en fonction de leurs prestations dans le monde physique. Kylian aura donc une note globale de 89/100 avec une précision au shoot de 84 et une capacité de dribble de 90. Diego lui aura 95/100 au global avec 95 en shoot et 91 en dribble. Kylian sera plus à même de se faufiler alors que Cristiano fera usage de son physique pour s’imposer.
Mais ces notes virtuelles utiles aux intelligence artificielles deviennent celles qui structurent la réalité du football. Voilà l’envers du décor. Quand le jeu coûte 70€ pour une année et qu’un abonnement à RMC sport coûte 25€ par mois, c’est par le jeu vidéo que la majorité de la population apprend à connaître les joueurs. Pensons aussi aux discussions passionnées entre les fans pour savoir laquelle de leurs idoles est la meilleure. Les débats sont-ils encore possibles maintenant que les joueurs sont tous « objectivement notés » ? Les joueurs eux-mêmes attendent avec impatience la divulgation des notes annuelles. Ils se comparent les uns aux autres et se plaignent souvent d’une note trop basse. Ces notes deviennent donc réalité. Mais quel impact aussi sur la performance réelle des joueurs ? Sur leur confiance en eux ? Sur leur perception des adversaires ? Sur leur valeur marchande lors des mercatos annuels ? Sur la vente de maillots ? Elles sont déjà utilisées par les clubs pour repérer les jeunes joueurs les plus prometteurs.
Une influence sur la réalité, aussi, par l’importation des techniques du jeu vidéo dans le monde réel. Souvenez-vous des IA de coopération et de compétition : ce sont les mêmes qui sont utilisées par des coachs tels le légendaire Pep Guardiola pour préparer leurs feuilles de match. D’ailleurs, comme dans le cas des chauffeurs Uber et des voitures autonomes, l’IA est en train de pomper le savoir des entraîneurs pour les remplacer. Pensez ensuite à l’IA d’observation qui a elle aussi, fait son entrée dans les matchs réels : d’abord avec la technologie GoalLine qui détecte si le ballon est entré dans les cages et le signale par une vibration sur la montre connectée de l’arbitre. Ensuite par la VAR qui permet de faire appel à la vidéo pour rejuger une faute. Pour la prochaine coupe du monde, la FIFA (l’institution cette fois-ci) prépare une IA capable d’analyser automatiquement la situation pour siffler une faute. Plus besoin d’interprétation humaine. « La main de dieu » de Maradona ne sera bientôt plus possible. De toute façon, des chercheurs planchent déjà sur des robots capables de battre les joueurs en chair et en os sur le terrain.
Mais alors que Playstation et XBOX s’évertuent à recréer le réel et l’influencent en retour, Nintendo ne cesse d’impressionner, toujours sur la tangente. Au réalisme, Nintendo préfère la fantaisie et l’imaginaire. A la performance et l’innovation de ses compétiteurs, Nintendo répond par l’inventivité en repensant toujours l’expérience de jeu : la Gameboy, la Wii, la Switch et Pokemon Go n’ont pas d’égal à l’horizon. Invention versus innovation, on s’en parle chaque semaine, Stéphane.
Voilà, alors une question pour vous : Plutôt que d’importer la rigueur et le calcul de Playstation dans notre monde réel, et si on essayait de ramener un peu plus de la créativité et la légèreté de son adversaire de toujours ? Un GAFAM sauce Nintendo, voilà ce que j’aimerais voir. Pourquoi pas ? Le Disney version Nintendo arrive : un parc d'attractions Mario va bientôt ouvrir au Japon. Le soleil se lève à l’Est. Et pas qu’en Chine.
S : Puisque c’est le même sujet, me permets-tu de partager le lien de ma dernière chronique pour Stratégies, une brève histoire du jeu vidéo ? Lien.
K : Avant on passait le code de la mallette atomique entre présidents. Maintenant on se passe le compte Twitter. On est dans le futur.
S : Le futur ! Je ne sais pas pour toi, mais un peu comme C3PO dans Star Wars, pour moi, l’application ultime, qu’on pourrait qualifier de “singularité divine” (Dieu encore), c’est de revenir sur la malédiction de Babel, le jour où nous pourrons nous exprimer dans une langue et être compris par tous, sans aucune barrière de langage. La question permet de traiter de l’état de l’art des usages de l’intelligence artificielle et de suivre un cours accéléré de linguistique… Je vous partage mon podcast préféré de l’année, Le code a changé de Xavier de la Porte (dont Fabernovel est partenaire) sur les développements récents de la traduction automatique. Fascinant. Lien.
S : Je critique suffisamment souvent notre Europe de la tech en pointant sa difficulté à choisir ses combats et son absence des instances de normalisation, pour ne pas louer cette initiative d’Atos (oui oui Atos). Très malin et opportun, aux confins de la nouvelle frontière technologique, l’informatique quantique, qui doit tout changer, présente des opportunités sans limite et des menaces dans les mêmes proportions, l’entreprise de services numériques promeut une mesure universelle de performance de la supériorité quantique. Lien.
K : Pendant que Musk veut aller s’installer sur Mars, notre société est en train de replonger au Moyen-Age. Les rois explorent, les autres galèrent. Bis repetita. Espérons que dans ce nouveau Moyen-Age on pourra au moins garder le dentifrice.
S : J’ai encore plus plombant. On va réserver ça à la rubrique Rewind en espérant qu’on verra à nouveau le monde en rose bientôt.
K : Tu y crois toi ? Ça commence à faire beaucoup…
S : Bien sûr que j’y crois, au rose comme filtre Snap de l’optimisme de volonté. Mais il va en falloir de la volonté pour aller contre les travaux de Peter Turchin, scientifique russo-américain, qui s’intéressait aux insectes avant d’appliquer ses recherches aux humains par la modélisation mathématique et l’analyse statistique de la dynamique des sociétés. Sa thèse, en partant du constat de l’amplification des inégalités que tu soulignes, est que la décennie à venir ira de mal en pis, une guerre à grande échelle est probable, pour une raison simple aux conséquences implacables : il y a une surproduction d’élite (études, milieu) et pourtant pas plus d’elite jobs, ce surplus forme une counter-elite qui s’allie avec les commoners, cette alliance, c’est le trumpisme et beaucoup des maux à venir.
C’est aussi une élite qui trouve de meilleurs combats peut-être ? Pour contredire le savant et rester optimiste, je trouve qu’on dit souvent des âneries quand on conseille aux jeunes générations ce qu’elles doivent faire ou pas et ce n’est pas les causes qui manquent pour s’engager ces temps-ci, c’est cette notion d’élite qui nous encombre. Lien.
S : Plus léger. 2020, c’était l’année du CoVid de TikTok. Une rétrospective ou une initiation aussi pour ceux d’entre nous qui restent étrangers à ce phénomène… Lien.
K : Tiktok, toujours au top et Facebook avance ses pions. Le copier-coller sur Instagram mais aussi le lancement de petits “side-projects” comme E.gg. Une app pour se créer une page personnelle, y faire des collages, s’exprimer, sans likes, sans commentaires. Facebook recrée le blog après l’avoir dévasté. Ça me rappelle le mec qui pêchait tranquille et à qui on suggérait de créer un empire mondial de la poissonnerie pour pouvoir s’adonner à son plaisir : pêcher tranquille.
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Édité par Stéphane Distinguin (S), Fondateur et CEO de Fabernovel et (K)evin Echraghi, fondateur d’Hérétique, Stéréo est une newsletter orientée sur le numérique pour mettre en lumière les développements majeurs et signaux faibles qui touchent les sociétés et économies du monde.
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