Streaming vidéo, inventer ou innover, politique et tech
Revues éphémères, essais et opinions s°03.ep03 - 19.11.2020
S : Deux applications de divertissement, sur le même usage de la vidéo courte, ont défrayé la chronique en 2020. La comparaison de Quibi (le Netflix de la vidéo courte) et de TikTok (l’enfant chinois de Youtube et Instagram) est aussi spectaculaire que riche d’enseignements : on peut y voir, en plein et en creux, les lignes de force et de fractures, de l’économie des plateformes, de l’industrie du divertissement, et de la globalisation. Rien que ça !
1) US vs Chine : l’échec de l’américain Quibi sur ses terres, malgré 1,75 milliard de dollars d’investissement et la réussite révolutionnaire du Chinois TikTok auprès des teenagers jusqu’en Californie sont deux coups de tonnerre simultanés, Trump ne s’y est pas trompé ;
2) Le conflit de génération aussi : comment Jeffrey Katzenberg, bientôt 70 ans, et Meg Whitman, 64 ans, ont-ils bien pu défier le principe de la licorne fondée, comme Yahoo, Napster, Facebook ou Snap, par des entrepreneurs de 20 ans maximum ? Comme dirait Wired, Quibi n’était pas une bonne idée mais une idée de riche. De vieux riche ;
3) Deux mariages de la carpe et du lapin, de Hollywood et de la Silicon Valley pour Quibi… mais pour l’instant gagnant, le responsable de la modération des contenus de Bytedance (maison mère de TikTok) était en poste à l’ambassade chinoise de Téhéran auparavant ;
4) C’est aussi la démonstration irréfutable de la supériorité de l’agilité face à l’usine à gaz. TikTok, c’est le retour de la promesse du Web2.0, celle du talent de tous à la portée de chacun, TikTok joue à plein avec les forces de sa plateforme gratuite et évolue sans cesse, Quibi ne valait pas grand chose avant d’avoir un catalogue de contenus justifiant qu’on s’y abonne… Tech company contre not so tech company, donc.
K : Autre segment du streaming vidéo, autre histoire. Ce que les « anciens » de Quibi n’ont pas réussi à faire, les « anciens » de Molotov y arriveront peut-être. Molotov c’est cette application française de streaming qui s’était fixé pour objectif de délinéariser la télé, créée entre-autres par un ancien de la maison : Pierre Lescure. 13 millions d’utilisateurs et 200000 abonnés payants plus tard, Molotov était quand même en galère financière l’année dernière. Et comme d’habitude, qui est dans les bons coups ? Xavier Niel qui a investi 30 millions d’euros pour donner du souffle à cette pépite française. Les fondateurs de Canal+ et de Free qui se font une place dans le marché du streaming ensemble : un mariage évident de « la carpe et du lapin » pour te citer. 30 millions pour quoi faire alors ? Entre autres pour lancer Mango, un service de streaming gratuit intégré à Molotov qui se finance par de la pub toutes les 30 minutes. Un pari qui paraît daté et qui a pourtant tout son sens. Ce n’est ni plus ni moins que l’offre de Netflix avec le business model de YouTube. Netflix d’ailleurs qui fait le chemin inverse en testant cette semaine, et pour la France seulement, un mode de streaming linéarisé : ils réinventent la télé après l’avoir sacrément affaiblie. Affaiblie mais pas tuée, c’est en tout cas ce qu’espèrent TF1, M6 et FranceTV avec le lancement de Salto : un Netflix à la française qui fait aussi de la télé comme Molotov. Bon tu vois, ça bouge dans tous les sens dans le streaming et c’est loin d’être fini. Mais battre Netflix à son propre jeu n’est pas une mince affaire, à part quand on s’appelle Disney. Qui gagnera ? Dur à dire. Mais peut-être qu’il faudrait demander à Jean-Claude Van-Damme qui en 2001 prévoyait l’avènement des plateformes de streaming pendant que Laurent Baffie et Geneviève De Fontenay se payaient sa tête. Il était vraiment « aware » en fait. Je te laisse, je vais fouiller dans ses vidéos pour trouver des signaux faibles pendant que tu rédiges ton “Pause”.
Kevin, je te remercie parce que dans l’épisode précédent, tu m’as rappelé pourquoi j’avais envie d’un dialogue avec Stéréo, dans cet exercice de veille et de recul. Pour nos lecteurs les moins assidus, bref rappel - Kevin, dans l'épisode précédent, lançait un vibrant appel à l'invention : "Inventons donc, plutôt que d’innover. Parce qu’innover manque désormais cruellement de sel”.
Nous ne sommes pas d’accord, je crois que l’époque est plus que jamais à l’innovation, et que la remplacer par l’invention est une façon de refuser le combat, justement, en tout cas de le confier exclusivement à d’autres, Etats et scientifiques au premier chef.
S’il y a une pulsion morale et esthétique qui me pousse à être avec Piketty, j’ai envie d’être avec Aghion, notre autre économiste nobélisable. Innovons ! Innovons !
Dans son dernier ouvrage collectif Le pouvoir de la destruction créatrice, le professeur au Collège de France approfondit avec Céline Antonin et Simon Bunel les intuitions de Schumpeter et donne un cadre plus théorique à l’innovation comme “principal moteur de prospérité”. Après tant d’années et d’inventions, il en aura fallu du temps pour mieux établir des intuitions et en faire des principes. On commence à peine à comprendre l’innovation.
Ensuite pour défendre l’innovation qu’on enterrerait trop vite faute de résultats, ouvrons simplement la fenêtre. A 20 heures ces jours-ci, ceux du second confinement, entends-tu des applaudissements ? Ce qui me surprend, c’est que le fameux “monde d’après” n’a déjà plus cours. C’est bien l’innovation du vaccin que nous attendons et non plus l’invention du grand lendemain. Pour être honnête, je le regrette.
Mais une autre façon de voir la question, c’est de se répéter mon mantra, tu m’as déjà entendu 100 fois citer William Gibson, “le futur est déjà là, il n’est tout simplement pas réparti équitablement”. Donc, l’enjeu n’est pas d’inventer l’avenir ou la justice mais bien de les partager, de les diffuser… et donc d’innover. Ce qui m’amène enfin à définir l’innovation comme la capacité à améliorer l’existant ou à combiner des inventions précédentes. En cela, innover, c’est offrir une possibilité qu’on ignorait, là où inventer, c’est rendre possible quelque chose qui ne l’était pas. On a de quoi faire.
Parce que soyons humbles, ne refusons pas notre devoir, assumons d’être artisans plutôt qu’artistes. Je lisais le commentaire de Fernand Léger (peintre que j’adore) sur un de ses contemporains : "Avec lui, on peut parler, c’est un gars du bâtiment”. Soyons des filles et des gars du bâtiment, ni plus ni moins, trouvons cette camaraderie plutôt que de défier le génie.
Un sujet de culture donc ? Cette dernière semaine - et ça aurait pu être le sujet de la “Pause” de cet épisode - on a appris les dessous de l’annulation de l’introduction en bourse d’Ant, la fourmi-licorne qui mesure plus de 18 mètres et 300 milliards de Jack Ma. Inimaginable, une des plus grandes introductions en bourse de l’histoire et celle qui aurait marqué l'avènement de la Chine comme superpuissance totale a été annulée par les autorités chinoises elles-mêmes. Pour une raison simple. A force de copier la Silicon Valley, en finissant par la dépasser, Jack Ma a trop joué avec les codes de la disruption “à la californienne”, des start-up qui défient l’ordre établi et le tournent en ridicule. Sauf qu’en Chine, on ne tourne pas l’ordre établi en ridicule. Européens, alors qu’à date nous avons moins de résultats que les Chinois, nous avons besoin de créer notre culture de l’innovation. J’y reviens souvent.
Et puis franchement, est-ce qu’on invente encore vraiment ? Il y a une aspiration un peu nostalgique dans cet appel à l’invention, comme celui qui se désole de ne plus pouvoir découvrir le Machu Picchu ou le fleuve Congo. Mais rien ne se perd, rien ne se crée. La frontière est ailleurs. Partout, jusque dans la biotech, les capacités d’apprentissage des machines sont arrivées à un niveau tel qu’elles inventent à notre place et souvent mieux que nous. Moderna qui a annoncé être en capacité de trouver un vaccin contre la CoVid-19 en quelques mois n’utilise que des modèles logiciels.
Alors, le problème, c’est que nous n’innovons pas assez, on ne va pas changer le mot alors que le défaut est dans l’exercice.
Il faut bien réfléchir à ne lâcher la proie pour l’ombre, s’accrocher et se battre pour innover. A Saadi, le poète persan, qui parle du sel que perdent les mots galvaudés, je réponds avec le Fight club : “How embarrassing. A house full of condiments and no food.”
S : On pourrait peut-être s’accorder pour dire qu’inventer, parfois, c’est innover encore ou plus fort ? C’est très intéressant ce que fait Discord, la plateforme de communication pour gamers. Lien
K : En tout cas, Elon Musk ne cherche plus à inventer, ni même à innover. Lui, il sait que c’est dans les vieux pots qu’on fait les meilleures confitures. Après nous avoir remasterisé l’arche de Noé en voulant “emmener des graines de civilisation humaine sur Mars au cas où il y aurait une 3ème guerre mondiale” (sic), il nous remixe maintenant la conquête de l’Ouest version espace : en gros le premier qui pose son drapeau sur Mars en fait ce qu’il veut. “For services provided on Mars, [...] the parties recognise Mars as a free planet and that no Earth-based government has authority or sovereignty over Martian activities,” nous dit-il. Et de quel droit ? Par de bonnes vieilles CGUs bien sûr. Oui parce qu’il y a un bien un traité (Traité de l’Espace) datant de 1966 qui interdit la privatisation de l’espace mais les Etats-Unis en sont unilatéralement sorti en 2015. (Et c’était sous Obama d’ailleurs…MAGA dirait l’autre). Donc on s’en remet aux CGUs. Ça fait longtemps que les libertariens américains essaient de créer leur petit paradis contractuel dans les eaux internationales. C’est peut-être sur la planète rouge qu’ils y arriveront. Comme l’impression d’être perdu dans un mauvais James Bond…
S : Sur un de nos sujets favoris, à la sortie d’une campagne présidentielle hors normes aux Etats-Unis, et alors que la politique a saisi l’urgence de reprendre la main sur la tech, je ne sais pas si tu as vu passer cet article du New York Times To Do Politics or Not Do Politics? Tech Start-Ups Are Divided.
D’ailleurs nous avons un premier prix ex-aequo pour le commentaire politique le plus nerd de l’année :
K : Ils sont marrants. Mais qu’ils le veuillent ou non, ils font de la politique. Regarde ce que font Uber et Lyft en Californie : ils y ont dépensé 200 millions de dollars pour une campagne politique destinée à convaincre les citoyens de rejeter une proposition de loi sur le statut des travailleurs des plateformes. Fun fact : qui mène la campagne côté Uber ? Le beau-frère de Kamala Harris, la nouvelle Vice President-elect de Joe Biden. Je te le disais la semaine dernière : politique et géopolitique numérique. Y a que ça de vrai.
S : Et la data ? Ce n’est pas si nouveau. Ca m’a amusé de le lire chez ce réac de Sylvain Tesson qui cite Eugène Labiche dans Les Vivacités du capitaine Tick :
“La statistique, Madame, est une science moderne et positive. Elle met en lumière les faits les plus obscurs. Ainsi dernièrement, grâce à des recherches laborieuses, nous sommes arrivés à connaître le nombre exact de ceux qui sont passés sur le Pont-Neuf pendant le cours de l’année 1860.”
K : Et il pourrait nous expliquer pourquoi Facebook a fait payer les pubs de campagne 2 fois plus cher à Biden qu’à Trump ? Parce que Facebook dit que ce n’est qu’une question de data.
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Édité par Stéphane Distinguin (S), Fondateur et CEO de Fabernovel et (K)evin Echraghi, fondateur d’Hérétique, Stéréo est une newsletter orientée sur le numérique pour mettre en lumière les développements majeurs et signaux faibles qui touchent les sociétés et économies du monde.
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