Souveraineté, politique et géopolitique numérique.
Revues éphémères, essais et opinions s°03.ep02 - 2020.10.29
K : En Juillet dernier, la Cour de justice de l’Union européenne annonçait l’invalidation du Privacy Shield, cet accord voulu par la vieille Europe pour assurer la confidentialité de nos données sauvegardées outre-Atlantique. La faute, entre autres, au Cloud Act et au Patriot Act qui permettent à l’État Américain d’accéder aux précieux octets stockés sur son territoire. Un bouleversement juridique et industriel, qui annonce un rapatriement massif de données vers les acteurs du cloud Européen. Dans la lignée de cette décision, la CNIL enjoint cette semaine le gouvernement Français à agir en conséquence : le Health Data Hub n’ira pas chez Microsoft. L’achat public sera peut-être l’instrument de la souveraineté numérique européenne que Thierry Breton et Ursula Von der Leyen appellent de leurs vœux.
S : Le cloud souverain, nous avons pourtant déjà essayé. Piteusement. En France, ça s’appelait Cloudwatt et Numergy. Mon fond d’optimisme me pousse à penser que nous nous y prendrons mieux cette fois. Le momentum est différent et l’échelle, forcément européenne, aussi. Suivons de près ce que va faire et devenir le consortium Gaia-X.
Mais la souveraineté, c’est quoi au juste ? StopCovid - TousAntiCovid nous donne un cas fascinant de politique publique et de rapport des citoyens à leurs données et leur protection. Je t’invite à suivre la dernière mise en ligne de l’application. Les utilisateurs sont nombreux à exprimer leur défiance vis-à-vis d’une solution du gouvernement et semblent préférer une solution “GAFAM”... Les commentaires qui font suite au téléchargement tardif par Michel-Edouard Leclerc de TousAntiCovid sont très instructifs.
K : Tu as bien raison : beaucoup d’entre nous ont fini par faire plus confiance aux GAFAM qu’à l’Etat. C’est en capitalisant sur cette tendance et pour répondre à l’inflation des Fake News que Facebook a créé ex-nihilo son propre Conseil de surveillance destiné à arbitrer les contenus qui doivent être censurés sur la plateforme et ceux qui ne le doivent pas. Ils l’ont sobrement intitulé “Oversight board” en anglais. On y trouve l’ancienne Première ministre du Danemark, une Prix Nobel de la paix et des universitaires du monde entier. Une privatisation du droit qui a provoqué l’inquiétude de chercheurs et d’activistes du monde entier et qui les a amenés à lancer leur propre “board” en retour: le “Real Facebook oversight board”. Société privée versus société civile donc. La force publique est à la traîne et la souveraineté encore trop théorique.
S : Et puis enfin, tout ça pour quoi ? A quoi sert ce souverainisme numérique si on ne possède plus, en alpha et en oméga, une industrie “physique”, celle des micro-processeurs ? La guerre sino-américaine, la course d’Apple pour avoir ses composants… devraient pourtant nous alerter. Un des événements les plus frappants de ces derniers mois est la vente d’ARM, société britannique, fondée à Cambridge en 1990, experte de l’architecture RISC (Advanced Risk Machines). Rachetée par le Japonais Softbank, ce dernier a l’ambition d’en faire la clé de voûte de sa stratégie mégalomaniaque de construire un keiretsu post-GAFA pour le vendre à l’Américain Nvidia et, sans doute pas au prix fort, afin de faire face aux difficultés de ses investissements déments chez Uber et WeWork. Franchement, ça n’aurait pas été ça, le meilleur des souverainismes européens ? Garder ARM européen ?
K : Imagine alors ce qu’on dirait si La Poste passait sous le contrôle d’Alibaba et d’Amazon ?! C’est ce qui est en passe d’arriver au Brésil où la privatisation de l’acteur public Correios n’a pas échappé aux géants de la tech qui espèrent rafler la mise. Bolsonaro n’a pas dû bien comprendre quand la communauté internationale l’a conjuré de préserver l’Amazon(e). Une incursion dans un bastion publique qui n’a même pas encore fait l’objet d’un article anglophone ou francophone sérieux. On va donc laisser Google nous traduire ça de manière approximative : lien.
K : Saadi, le célèbre poète persan disait « Un bon mot, quelque excellent qu'il soit, perd son sel à mesure qu'on le répète ». Et il semblerait qu’à force de faire rimer numérique avec “innovation”, “start-up” et “neutralité”, leur sel se soit épuisé. Le numérique s’offre un nouveau champ lexical pour être pensé.
Politique et géopolitique numérique : voilà de quoi nous parlons depuis quelques mois.
Un numérique politique d’abord. Les Français se sont livrés à un débat inédit sur la pertinence de la 5G et sur le modèle de société qui l’accompagne. Seuls 39% d’entre nous pensent d’ailleurs que le numérique présente plus d’opportunités que de risques. Des pétitions sont lancées et des moratoires sont décidés. Le Shift Project n’a de cesse de répéter l’impact conséquent et croissant du numérique sur le réchauffement climatique et Bercy y dédie un colloque. Les idéologies les plus néfastes sont propulsées par des algorithmes avares de temps de cerveau disponible, et les propositions de loi pour les contrer fleurissent. Le président de la République nous renvoie à la lampe à huile et Bruno Latour questionne la notion de progrès en retour. Le numérique est politique, il se débat et se décide.
Un numérique géopolitique ensuite. La CJUE annule le Privacy Shield. Les Chinois s’apprêtent à créer leur propre RGPD et sont en passe d’atteindre leur objectif d’une dépendance inférieure à 20% au numérique extra-chinois. Trump force la revente de TikTok US à Oracle et l’éditeur de Fortnite (à 40% Chinois) traîne Apple devant les tribunaux. Les élections américaines approchent et les interférences internationales sont encore préoccupantes. Des deux côtés de l’Atlantique, les GAFAM sont dénoncés et menacés de démantèlement. Les Chinois vendent leur modèle de « numérique sous contrôle » partout où ils sont écoutés. Ursula Van Der Leyen et Thierry Breton enchaînent les tribunes pour appeler à une souveraineté numérique européenne et annoncent un durcissement réglementaire vis-à-vis des acteurs extra-européens. Une part conséquente du plan de relance européen sera dédiée à l’investissement numérique. Voilà, le numérique est géopolitique, il se manœuvre.
“We successfully shaped other industries – from cars to food – and we will now apply the same logic and standards in the new data-agile economy. I sum up all of what I have set out with the term ‘tech sovereignty." (Ursula Van Der Leyen, Présidente de la Commission Européenne)
Nous voilà donc entrés dans une nouvelle ère, où le numérique retrouve sa juste place dans la hiérarchie des normes : une industrie au service de projets politiques et de stratégies géopolitiques. Pas un monde à part.
Les Américains, les Chinois et les Russes l’ont réalisé et s’en sont saisi il y a longtemps. Les institutions européennes viennent, il semblerait, d’en prendre la mesure. Le terrain est dévoilé et partagé. Faites vos jeux. Certains envisagent désormais un Splinternet, un Internet fragmenté, aux acteurs multiples et aux régulations composites. Une vraie Guerre Froide version smartphone. Nous assistons peut-être à la fin de l’hégémonie des GAFAM. Mais jetterons-nous le bébé avec l’eau du bain ? Lesquels des rêves de John Perry Barlow et de ses amis doivent être sauvés et lesquels doivent être lestés ? De quoi pouvons-nous rêver maintenant, encore, de nouveau ? Beaucoup de choses sont à inventer et la porte s’ouvre. Quel projet de société ? Quelle organisation du débat démocratique ? Quelle réglementation ? Quelles stratégies ? Quelles limites ? Quelles offres ? Inventons donc, plutôt que d’innover. Parce qu’innover manque désormais cruellement de sel.
K : On commence à se faire à l’idée de vivre dans un monde de deepfakes où la réalité et la fiction seront toujours plus difficiles à distinguer par nos simples sens. Mais nous sommes encore loin de réaliser à quel point le concept même de réalité va être mis à rude épreuve dans les années à venir. Des chercheurs de Stanford viennent de publier des matchs de tennis qui n’ont jamais eu lieu et que mon cerveau peinera bientôt à disqualifier. Federer contre Serena Williams à Wimbledon ? Ba si, ba si, je te jure, je l’ai vu : lien.
S : C’est fascinant et j’avoue que c’est un des domaines qui m’intéressent le plus. Mais le monde analogique a encore de beaux jours devant lui, même dans des usages pour lesquels on l’imaginait justement déjà largement dépassé. Tu savais que pour Tenet, contre toute attente, Christopher Nolan a préféré acheté et faire exploser un Boeing 747 plutôt que de recourir aux images de synthèse ? Lien
K : Je me baladais sur Youtube, à écouter “Just a little bit” de 50 Cent pour tout te dire, et en flânant dans les commentaires je trouve cette pépite : “Youtube is probably the closest thing to a time machine”. C’est si vrai ! Je peux passer mes journées dans mon casque d’adolescent sur Youtube, choisir mes madeleines de Proust et me laisser transporter. Mais pour découvrir d’autres madeleines ? Celles d’époques et de territoires que je n’ai pas connu ? Ce ne sont pas les algorithmes séquestrateurs de Youtube qui vont m’y aider. C’est Radiooooo qui va le faire : une vraie machine à voyager dans le temps et l’espace musical. Un bijou. Moi je repars dans la Tanzanie des années 70 si tu veux me rejoindre ! Lien
S : Ah, c’est marrant cette épisode ou l’on parle de souveraineté pour finir sur une touche de nostalgie. C’est ce que je crains de la situation et de notre part de progrès à nous, petits et gentils Européens. Qu’on résiste, qu’à la fin on ait des bonnes nouvelles mais qu’on doive se contenter de miettes, croustillantes et analogiques certes, comme repas. Un peu comme ce qu’il se passe avec le marché du disque. On peut se réjouir que la vente de vinyls soit repassée devant celles de CD pour la première fois depuis 34 ans. Ou pas : désormais le streaming représente 85% des revenus du marché. Lien
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Édité par Stéphane Distinguin (S), Fondateur et CEO de Fabernovel et (K)evin Echraghi, fondateur d’Hérétique, Stéréo est une newsletter orientée sur le numérique pour mettre en lumière les développements majeurs et signaux faibles qui touchent les sociétés et économies du monde.
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