Des coquelicots et des come-back pour les vacances
Revues éphémères, essais et opinions s°03.ep11
Si on vous parlait de Roland Garros la fois dernière, c’est dire - et j’en prends l’entière responsabilité - si nous avons été peu assidus ici. La période a été tellement mouvementée, engagée… mais nous ne voulions pas partir en vacances sans vous écrire une dernière fois. Une dernière fois dans cette configuration sans doute aussi puisqu’une saison s’achève.
Tu es prêt Kevin ?
S : VivaTech est forcément une occasion de chanter cocorico comme un coq de la French Tech. Cette année était forcément particulière : première édition depuis 2019 et l’un des seuls événements tech depuis 2 ans. Il est donc d’autant plus “signifiant”. D’abord, il s’est imposé comme la conférence européenne… là où les GAFA et les Etats se parlent et échangent des messages. Président de la République et commissaire européen face aux PDG d’Apple et Facebook. Ensuite, je suis vraiment marqué par le virage de la French Tech dans le “bigger is beautiful”, on veut des licornes et on n’en a que pour elles. Finie cette époque - la précédente, celle que nous sommes nombreux à avoir accompagnée - cette révolution culturelle par laquelle nous voulions que “cent fleurs fleurissent”, quitte à ce que ce soit des coquelicots, fragiles et éphémères. Je vous avoue que j’aime les coquelicots, je suis content de la réussite de la French Tech mais ne passons pas de l’autre côté de la licorne… gardons le goût de la start-up et du garage.
K : Comme l’impression d’avoir toujours un temps de retard sur les autres… Alors que les USA commencent à se rendre compte du danger d’avoir des acteurs privés gigantesques aussi puissants que l’Etat, et que la Chine fait tout pour reprendre en main ses propres géants (notamment par peur de perdre le contrôle des données en cas d’internationalisation de ses entreprises), la France est en train de s’acharner à créer ses propres monopoles. Comme l’impression, aussi, d’une inquiétante schizophrénie entre cette ambition de créer des géants locaux et l’invitation récente du gouvernement français à utiliser les Google, Amazon et consorts dans nos entreprises et nos administrations. Une aberration qui fait pousser un cri de désespoir aux entrepreneurs français : « Don’t kill french tech ! » nous disent-ils. Peut-être pourra-t-on compter sur la nouvelle initiative Euclidia pour nous sauver de ce rêve d’agriculture intensive du numérique au profit d’un beau jardin d’acteurs techs français qui fonctionnent en permaculture. Un Gaia-X qui n’aurait pas perdu tout son sens. Des technos européennes donc, de taille gérable par la collectivité, et qui jouent en harmonie : voilà ce que devrait être l’ambition. Et n’oublions surtout pas la source des capitaux. Séquoia, un des plus gros VC de la Silicon Valley, a débarqué en Europe il y a peu et Peter Thiel, le parrain de la PayPal Mafia, commence aussi à mettre des billes dans des fonds européens. Ils vont permettre à nos plantes de croître plus vite ; mais à quel prix ? C’est la méthode Monsanto appliquée à la tech. Alors, faisons bien attention à ne pas exploiter des semences dont on aura du mal à se débarrasser demain.
S : Je ne sais pas si tu souffres comme moi du syndrome de Seattle, un peu comme le syndrome de Stockholm mais qui nous divise entre notre moi-consommateur et notre moi-citoyen. Après quelques semaines d’exposition à la campagne d’Apple, de Vivatech à nos murs, je me dis que chacune des grandes plateformes choisit son paradoxe et s’y engouffre pour mieux nous diviser et rendre la régulation décidément mal aisée. C’est fou d’avoir bourré nos poches de capteurs et d’applications qui nous mouchardent pour dire avec le plus grand sérieux du monde que le “Respect de la vie privée, c’est ça l’iPhone”. Et pourtant, preuve à l’appui, ils ont objectivement construit le futur de leurs produits et de leurs services sur cette promesse.
K : Oui nous souffrons malheureusement tous de ce syndrome de Seattle comme tu l’appelles. Mais parfois, face au toupet des ces nouveaux maîtres du monde, la dissonance cognitive se résout. C’est ce qui s’est passé ces dernières semaines en réponse aux phallus géants envoyés dans l’espace par Branson et Bezos pour faire joujou 5 minutes en apesanteur. Quel régal de voir les gens ne pas tomber dans le panneau de cette conquête commerciale déguisée en conquête scientifique. Tu as sûrement vu cette pétition hilarante qui invitait à Bezos à rester dans l’espace plutôt qu’à revenir sur Terre. Mais est-ce que tu as vu les remerciements que Bezos, chapeau de cow-boy vissé sur la tête, a adressés aux clients et aux employés d’Amazon « qui ont payé pour que Blue Origin soit possible » ? Tu sais, ces mêmes employés que Bezos considère comme des « athlètes industriels » tant l’effort physique qui leur est demandé est inhumain et qui se font virer par des algorithmes à la moindre faute, humaine. Et c’est là que le syndrome de Seattle vacille. D’abord parce que l’on commence à réaliser que quand on consomme et on travaille pour ces gens, on nourrit leurs projets hors-sol. Ensuite parce que l’on se rend compte qu’en tant que citoyens, même sans travailler pour eux ni même consommer leurs services, on se fait dépouiller de toutes les richesses collectives que l’impôt aurait dû amasser. Ils privatisent nos richesses et s’en servent comme piédestal. Au lieu de pouvoir retaper nos écoles, nos hôpitaux et nos musées, au lieu d’atténuer la pauvreté croissante, au lieu d’investir dans la redirection écologique, nous voilà réduits à regarder ces vieux adolescents capricieux réaliser leurs rêves de science-fiction. Ça commence à se voir…
Le pause de Stéréo est le centre de notre format, vous l’aurez compris. Nous nous voyons cette semaine avec Kevin pour décider de la suite et de ce que sera notre Saison 4, déjà.
Le pause, c’est le moment dans une actualité trépidante, au milieu des champs de force et de bataille des technologies et de l'économie, de prendre le temps de considérer une tendance, d’approfondir un constat ou une question.
S : Je vous l’ai répété presque autant que la citation de William Gibson, mon talisman (“le futur est déjà là, mais il n’est pas réparti de manière équitable”), j’ai un mantra aussi depuis le début de la crise sanitaire. Plutôt qu’un auteur canadien de science-fiction sous-genre “cyberpunk”, c’est un sociologue français qui me l’a donné le 30 mars 2020. Si tôt, quel génie. Bruno Latour nous invitait à l’introspection alors que nous étions tous comme des lapins dans les phares du premier confinement : “si tout s’est arrêté, tout peut être remis en cause, infléchi, sélectionné, trié, interrompu pour de bon ou au contraire accéléré. L’inventaire annuel, c’est maintenant qu’il faut le faire.”
Dix-huit mois plus tard, et parce que j’aime partir en vacances après un inventaire en règle, je me suis dit que j’allais partager une variante (retrouvons le côté sympathique, guilleret de ce mot) de cet exercice. Au moment où ce qui a été accéléré est très clair, et ce que nous devons arrêter est évident, je vous propose de regarder ce qui est revenu dans notre futur - qui est déjà là - et que nous pensions fini, abandonné.
Je me prête à cet exercice avec d'autant plus d'aisance que face à la moquerie de mes collègues désormais quasiment tous plus jeunes que moi (c’est le revers de la pièce d’être patron, en général), je me suis toujours dit que si je n’étais pas vraiment digital native, c’est que j’avais l’avantage d’avoir bien connu et pratiqué “le monde d’avant”, celui de la télé en noir et blanc jusqu’à mes 15 ans (#filsdeprof, Apostrophe et 3 chaînes, on n’avait pas besoin de la couleur), celui des cabines téléphonique en vacances et de la ligne unique pour toute une famille le reste de l’année, celui des cartes postales et des lettres d’amour, celui des dictionnaires et des annuaires… Tous partis pour toujours.
Alors avant de partir en vacances, je veux jouer avec vous à identifier ce que ma génération avait pensé abandonner à la précédente et ne jamais confier à la suivante.
Je vois au moins trois grands retours.
D’abord, les frontières. Elles sont partout. Nous avons connu un monde dont l’utopie était le voyage, la liberté de mouvement. Essayez de quitter votre pays, vous verrez. Pensons à cette génération, celle de nos parents et de nos grands-parents, qui pouvaient voyager de l’Europe à l’Asie en traversant l’Afrique avec un sac à dos. La tendance n’est pas nouvelle toutefois. Conflits un peu partout, Brexit, mur de Trump, le fait aussi qu’un ami marocain me rappelait récemment mon point de vue de privilégié, puisqu’un séjour aux Etats-Unis n’avait jamais supposé la même préparation pour lui que pour moi (des mois de demande de visa versus un questionnaire sur Internet), mais là encore la pandémie a accéléré cette tendance. Même dans l’espace Shengen et entre Européens.
Et les frontières, on peut en mettre partout. Je suis aussi marqué par la demande de salle de réunions, de cabines téléphoniques. Je me demande sincèrement si le fameux “open space” n’est pas arrivé à son paroxysme pour décliner inéluctablement : on veut plus de portes et de cloisons. La distanciation est une machine à produire des démarcations.
Une incidence du retour des frontières, c’est l’inflation. Les difficultés logistiques provoquent des coûts supérieurs, inéluctablement. Deuxième grand retour des tendances que je croyais disparues, moi, qui suis né pendant les grandes crises pétrolières des années 1970 où chaque bulletin d’information scandait l’inflation du mois. L’inflation est partout autour de nous, des processeurs aux planches de bois, et il faut savoir l’anticiper. Et cela va bien au-delà des matières premières et des produits manufacturés plus difficiles à obtenir lorsque les “supply chains” sont “déchaînées”.
Elle n’est pas seulement subie, elle est voulue aussi. Les taxes carbone, la recherche nécessaire d’un meilleur contrôle de nos émissions, provoqueront plus de contrôle et de limites, dans notre intérêt.
Autre indicateur et contributeur à l’inflation, prenons le cas des salaires.
En tant qu’entrepreneur, alors que j’étais entré dans la crise en pensant que la semaine de 4 jours serait le prochain grand sujet de nos entreprises, je suis convaincu que le sujet de l’équilibre de la vie personnelle et professionnelle est désormais relégué après celui des augmentations de salaire. Sans doute d’abord parce qu’on a mieux “touché” cet équilibre au cours des confinements, mais aussi, les études des économistes sont catégoriques, parce que les gains de productivité induits par le télétravail seront à valoriser puis partager. Notons toutefois que cette inflation des salaires sera la preuve et la source d’encore plus d’inégalités : tout le monde ne pourra pas bénéficier de ces gains de productivité et ce sont les plus privilégiés qui pourront le mieux s’organiser à distance puis négocier avec le pouvoir adéquat. Par ailleurs, le “remote” va aussi forcément diminuer le sentiment d'appartenance chez les employés et, en retour parmi les employeurs, le sujet de la délocalisation se posera forcément après celui, pour les collaborateurs, du déménagement. Il deviendra alors urgent de pouvoir rendre le plus objectif possible ce que représente aujourd’hui une expérience professionnelle, au-delà du contrat de travail, et encore plus du salaire proposé contre une production demandée. Un peu comme il existe des informations extra-financières pour les rapports sociaux des entreprises, il existera forcément leur équivalent pour les contrats de travail. Préparons-nous, demandez-le. J’espère aussi que ce mouvement global est compris et intégré par nos clients, la crise nous avait tous poussés à considérer des baisses de prix et désormais il nous faut des marges de manœuvres et la capacité d’augmenter. L’enjeu des prochains mois est donc de réaliser ces deux opérations, si possible dans le bon ordre : augmentation des prix puis des salaires, valorisation de packages complets et de leurs équilibres… Malgré ce que disent les pontes de la macro-économie sur le caractère passager de l’inflation, je ne la vois pas retomber de si tôt.
Dialogue social, organisation du travail hybride, entre présence et distance, maîtrise de l’inflation qui suppose une meilleure productivité… Les managers seront en première ligne de ces défis, les plus critiques du monde du travail aujourd’hui. C’est le troisième retour que je constate après les frontières et l’inflation : les managers. Entreprise libérée, agilité à tous les étages, modèle totémique de Google et de ses trois niveaux hiérarchiques. Il faudra que l’on m’explique comment on pourra exercer dans ce nouveaux monde sans y réintroduire de la verticalité parce qu’il y aura de facto plus de responsabilités, des anciennes et des nouvelles à répartir, organiser son équipe, changer sa façon de l’animer, être disponible et en soutien, libérer les énergies et assurer la qualité en même temps, mieux “briefer”… les compétences à développer seront nombreuses et pour ainsi dire toutes nécessaires. Le virus a fini par donner raison, et tort à la fois, à David Graeber, le premier à avoir posé ce postulat : “la société moderne repose sur l’aliénation d’une vaste majorité des travailleurs de bureau, amenés à dédier leur vie à des tâches inutiles et sans réel intérêt pour la société, mais qui permettent malgré tout de maintenir de l’emploi.” Les bullshit jobs n’auront sans doute pas tous disparu, ils auront en revanche gagné en utilité sociale durant cette crise.
Le monde d’après est donc aussi celui des come back. Et ce retour de manivelle sera difficile à contrarier. Car la frontière appelle la frontière. L’inflation, l’inflation. Le manager, le manager. Et le manager la frontière, l’inflation son contrôle, etc.
De quoi réfléchir à la question de Bruno Latour et bien se préparer pour remettre l’ouvrage sur le métier au retour de vacances que je vous souhaite les meilleures possibles. La meilleure question d’un nouveau cycle : qu’est-il urgent de commencer ?
S : Pour ce mois d'août nous achevons cet épisode sur Pause. La pause estivale, la pause nécessaire afin de faire le point, l'inventaire annuel dont je vous parlais. Nous irons de l'avant à la rentrée, avec le plein d'idées et de perspectives pour la suite.
K : Si tu permets Stéphane, une dernière chose avant de vous laisser. Comme tu le disais en introduction, la période a été mouvementée, voire épuisante. Alors en plus de faire une pause, je vous propose de flâner cet été grâce à Dérive, l’application qu’on développe chez hérétique. MyLittleParis a sélectionné 20 trésors estivaux à découvrir grâce à Dérive : un hamac au bord de l'eau, le plus vieil arbre de Paris, une impasse sublime, des frigos pas givrés, un rooftop insoupçonné... Ça se passe ici !
Et si vous n’êtes pas à Paris, vous pouvez simplement télécharger Dérive et flâner au gré de vos envies !
Bonnes dérives et bel été à toutes et tous. On a hâte de vous retrouver !